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Texte: Léandre Duggan
Photo: DR

Le savoir libéré

L’Open Access, ou la mise à disposition gratuite des publications scientifiques sur Internet, gagne du terrain. Ce modèle est porté par un mouvement qui s’élève contre la mainmise des éditeurs, pour une libération du savoir.

Le vent se lève dans les bibliothèques universitaires pour élargir l’accès à la littérature scientifique. Mais la bataille sera rude pour mettre fin au modèle payant des éditeurs. Ces derniers publient près de 65% des articles académiques dans le monde. Ils possèdent entre leurs mains un précieux savoir, sur lequel ils font la pluie, le beau temps, et surtout de confortables bénéfices. Les cinq plus gros éditeurs détiennent ainsi 40% des titres scientifiques. Parmi eux, Elsevier, qui détiendrait à lui seul un quart du marché, réalise une marge de plus de 30% sur ses journaux scientifiques selon les chiffres publiés dans son rapport annuel.

Comme la presse écrite un peu partout dans le monde, la littérature scientifique fait donc face à sa crise, la «serial crisis», dans laquelle les bibliothèques, qui paient des abonnements aux revues spécialisées, sont en première ligne.

Aux États-Unis, entre 1986 et 2011, le prix des souscriptions a ainsi augmenté de 400%, alors que, grâce à la révolution numérique, les frais de production n’ont jamais été aussi faibles.

«Autrefois, le chercheur cédait ses droits d’auteur en échange d’un important travail de la part de l’éditeur», explique Nicolas Kühne, chercheur et professeur à la Haute École de travail social et de la santé, à Lausanne. Mais pour ce fervent défenseur de l’Open Access, «aujourd’hui, les frais tels que l’impression ou la diffusion n’ont plus lieu d’être».

Chaque année, l’Université de Lausanne et le CHUV déboursent 4 millions de francs pour pouvoir accéder à la littérature scientifique. Compte-tenu de ces sommes, «même les plus grandes universités ne peuvent plus prétendre offrir un accès exhaustif», déplore Cécile Lebrand, responsable au sein de l’Unité de gestion des publications à la bibliothèque de la Faculté de biologie et de médecine (FBM). Des titres disparaissent donc régulièrement de l’offre de la bibliothèque lausannoise.

Un paiement à double

En 2012, l’Université Harvard, aux États-Unis, l’une des mieux dotées au monde, annonçait qu’elle ne pouvait plus continuer à payer autant. En Allemagne, l’année dernière, une soixantaine de bibliothèques universitaires se sont unies pour dénoncer les contrats qui les liaient aux éditeurs. Et elles ne sont pas les seules à entrer en résistance. Les agences de financement nationales ne veulent plus non plus que les recherches menées grâce à leurs bourses soient barricadées derrière de coûteux abonnements. Car en fin de compte, cela revient à payer deux fois: d’abord pour la recherche elle-même, puis pour la consulter. Les bibliothèques et les fonds de recherche étant alimentés par les contribuables, ceux-ci paient, eux aussi, à double. L’Open Access, ou la mise à disposition d’articles gratuits sur Internet, est né en réaction à cette crise.

Le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) s’est fixé comme objectif que 100% des publications résultant de son soutien financier soient disponibles en Open Access d’ici à 2020. Ainsi, les 8’500 chercheurs que le FNS soutient annuellement devront obligatoirement publier leurs articles et résultats en accès libre.

De son côté, swissuniversities, l’association des universités et hautes écoles suisses, souhaite que «toutes les publications scientifiques financées par les pouvoirs publics» soient en Open Access en 2024.

Pour la science ouverte

L’Open Access s’inscrit dans le courant de l’Open Science. «C’est une certaine éthique où la connaissance doit être accessible à toutes et à tous, souligne Nicolas Kühne, chercheur et professeur à la Haute École de travail social et de la santé. Un principe de base que je partage avec une grande partie des chercheurs.» Car recherche et publication vont de pair.

«Une découverte n’existe que si elle est publiée et n’a de sens que si elle est partagée et discutée», affirme le chercheur.

ll y a 300 ans, les premières revues scientifiques apparaissaient et la diffusion de la connaissance débutait. Mais petit à petit, tandis que ces éditeurs académiques se transformaient en empires du savoir, être publié dans l’une de leurs revues est devenu le Graal pour les chercheurs. L’adage «publish or perish» (publie ou péris) incite les chercheurs à publier dans des revues qui ont, si possible, un facteur d’impact élevé. Ces revues bénéficient d’une grande visibilité et chaque publication augmente donc les chances pour un chercheur d’avancer dans sa carrière.

«‘Sois cité ou péris’ serait plus proche de la réalité», témoigne Nicolas Kühne. Et pourtant, près de la moitié des articles scientifiques publiés ne sont pas accessibles à cause de barrières financières. «Les chercheurs ont donc un avantage “tactique” à publier en Open Access», ajoute le professeur. Des études montrent que les articles publiés en Open Access sont plus facilement lus et plus souvent cités. «Dans le domaine biomédical, les articles publiés en accès libre comptent ainsi entre 30 et 40% de citations supplémentaires», explique Cécile Lebrand. L’Open Access permet aussi de partager le savoir avec d’autres acteurs, comme les start-up, les hôpitaux régionaux ou encore les petites universités. Alors qui pourrait s’y opposer?

Les voies du partage

Personne, hormis les éditeurs traditionnels, n’est contre l’Open Access. C’est d’ailleurs l’une des missions de Cécile Lebrand au sein de la Bibliothèque universitaire de médecine (BiUM) de l’UNIL-CHUV: aider les chercheurs de la FBM à mieux gérer leurs publications et les accompagner dans cette transition vers l’Open Access. Mais informer et convaincre que la voie vers l’ouverture n’est pas si compliquée reste un défi. Si les chercheurs ne sont pas encore tous acquis à la cause, c’est parce que «mettre ses publications en Open Access reste onéreux et implique des démarches administratives supplémentaires», explique Cécile Lebrand. Elle souligne encore que les chercheurs doivent maîtriser de plus en plus de compétences annexes, et doivent avoir «une meilleure connaissance et maîtrise de leurs droits d’auteur et des licences de partage».

Il existe deux voies pour publier en Open Access. La première c’est la voie dorée, ou Gold Road. Dans ce modèle, l’auteur doit s’acquitter des frais de publication (APC, pour Article Processing Charges) à l’éditeur en échange d’une publication en libre accès. Le montant varie de 50 à 6’000 francs. «Dans le domaine biomédical, ces frais se situent en moyenne à 2’500 francs par article», indique Cécile Lebrand. La responsable relève encore le cas des revues hybrides, où certains éditeurs jouent sur deux tableaux: «Ils se financent via les abonnements institutionnels traditionnels, mais également via les APC payés par les auteurs», qui sont justement affiliés à ces instituts qui paient pour des abonnements. C’est la méthode du «double dipping», où les institutions paient deux fois le même service. Cécile Lebrand prévient toutefois que «la FBM, tout comme le FNS excluent tout financement de cette «option Open Access» proposée par les revues hybrides». Nicolas Kühne, lui, n’est pas entièrement séduit par le modèle du «pur Gold Open Access». Pour lui, le problème reste le même: «Au lieu de demander de l’argent aux lecteurs, il le demande aux auteurs.» Des frais de publication qui, pour le chercheur, ne correspondent pas aux frais réels.

La deuxième voie vers l’Open Access est «verte»: c’est la Green Road. Dans ce modèle, l’article sera publié commercialement dans une revue traditionnelle. Cependant, l’auteur effectue aussi un dépôt en libre accès de son «Author’s Accepted Manuscrit» sur un serveur de l’institution «en accord avec les règles légales imposées par les éditeurs», précise Cécile Lebrand. Ce terme anglais définit la dernière version, revue par les pairs et acceptée par l’éditeur, avant la publication. À l’UNIL-CHUV, elle est déposée sur SERVAL (SERVeur Académique Lausannois). Après une période d’embargo, entre 6 et 24 mois, l’article est disponible librement sur ce serveur dans la durée. «C’est aussi une manière de pérenniser un article et s’assurer qu’il sera toujours disponible», confie Cécile Lebrand.

La FBM encourage les deux voies: la pure Gold Road et la Green Road. Elle propose d’ailleurs huit subsides de 3’000 francs chacun pour soutenir la mise en Open Access des publications.

Vers une science libre et ouverte

«L’Open Access n’est qu’une première étape d’un énorme changement de paradigme dans la recherche scientifique», estime Cécile Lebrand. Pour accomplir l’idéal de l’Open Science, il faudra encore que les données de recherche soient publiées et disponibles en libre accès. L’Open Data constitue donc un autre challenge, notamment vis-à-vis du respect de la vie privée des patients. La discussion s’ouvre désormais aussi avant la parution. Des sites comme arXiv et bioRxiv permettent aux chercheurs de déposer leur article avant la publication ou en cours de recherche, pour que d’autres chercheurs puissent commenter, modifier ou suggérer. «Le virage est pris, estime Nicolas Kühne, mais il faudra un temps de transition: les plateformes de dépôt doivent être créées ou promues, les modalités de financement mises en place et la publication en Open Access encouragée.» Dans la bibliothèque du CHUV, Cécile Lebrand se réjouit d’accompagner les chercheurs vers la science ouverte et accessible.



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2024

L'année à partir de laquelle toutes les publications scientifiques en Suisse devraient être en accès libre, selon la stratégie décidée l'an dernier par swissuniversities, l'association faitière des hautes écoles universitaires.

La Faculté de biologie et de médecine de l'Université de Lausanne encourage les deux voies de publication en accès libre: la pure Gold Road et la Green Road. Elle propose d’ailleurs huit subsides de 3’000 francs chacun pour soutenir la mise en Open Access des publications.