Interview
Texte: Paule Goumaz
Photo: Léa Crespi /Pasco

Matthieu Ricard: «Les professionnels de la santé devraient cultiver l’altruisme»

L’altruisme pourrait régénérer la pratique de la médecine. C’est l’avis du docteur en génétique cellulaire, moine bouddhiste et interprète français du dalaï-lama.

En savoir plus:

«Plaidoyer pour l’altruisme. La force de la bienveillance», Matthieu Ricard. NiL Editions, 2013
«L’art de la méditation», Matthieu Ricard. NiL Editions, 2008
«L’infini dans la paume de la main», Matthieu Ricard et Trinh Xuan Thuan. Editions

Jan 21, 2015

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Matthieu Ricard au TEDglobal du mois d'octobre 2014.

Matthieu Ricard, TEDglobal 2014

Personnalité hors du commun, Matthieu Ricard propose avec son dernier livre, Plaidoyer pour l’altruisme, l’aboutissement d’années de réflexions menées avec des scientifiques, philosophes et économistes. Face aux crises actuelles, tant dans le domaine financier que social et écologique, le docteur en génétique cellulaire nous convie à une nouvelle manière de penser: chacun de nous peut – et gagnerait à – cultiver l’amour altruiste.


IN VIVO Dans votre ouvrage, vous dites que «l’altruisme n’est pas un luxe, mais une nécessité.» Faudrait-il favoriser l’entraînement à l’altruisme?

Matthieu Ricard Il semblerait logique de former à l’amour altruiste et à la compassion ceux dont le métier consiste à s’occuper quotidiennement de personnes qui souffrent. Une telle formation aiderait également les proches, parents, enfants, conjoints, qui prennent soin de personnes malades ou handicapées.

IV Pensez-vous que les soignants et les médecins ne sont pas suffisamment altruistes?

MR J’ai discuté avec une infirmière qui, comme la plupart de ses collègues, est continuellement confrontée aux souffrances et aux problèmes des patients dont elle s’occupe. Elle me disait que, dans les nouvelles formations de personnel soignant où elle pratique, l’accent est mis sur la «nécessité de garder une distance émotionnelle vis-à-vis des malades» pour éviter le fameux burn-out. Elle m’a ensuite confié: «C’est curieux, j’ai l’impression de gagner quelque chose lorsque je m’occupe de ceux qui souffrent, mais lorsque je parle de ce «gain» à mes collègues, je me sens un peu coupable de ressentir quelque chose de positif.» Contrairement à la détresse empathique, l’amour et la compassion sont des états d’esprit positifs, qui renforcent la capacité intérieure à faire face à la souffrance d’autrui.

IV Qu’entendez-vous par «états d’esprit positifs»?

MR Cela ne signifie nullement que les observateurs considèrent la souffrance comme acceptable, mais qu’ils réagissent à celle-ci par des états mentaux constructifs, comme le courage, l’amour maternel, le sentiment d’affiliation, la détermination à trouver un moyen d’aider, et non des états mentaux «négatifs», qui engendrent plutôt la détresse, l’aversion, le découragement et l’évitement.

«Pour réduire le burn-out qui affecte les professionnels de la santé, et ne pas déshumaniser une profession dont l’essence même est l’humanité, il serait utile d’offrir à ceux qui s’y engagent des moyens de développer les qualités intérieures dont ils ont besoin pour mieux secourir les autres.»

IV Qu’en est-il du côté des professionnels de la santé?

MRLe curriculum des études médicales ne mentionne quasiment pas le mot «compassion», encore moins les méthodes pour la cultiver, en dépit du fait que la bienveillance et la compassion font partie intégrante de l’idéal de la médecine, du serment d’Hippocrate et du code déontologique. Les étudiants en médecine et les jeunes médecins qui commencent à exercer dans les hôpitaux sont plus souvent mis à l’épreuve par des horaires draconiens qui exigent souvent vingt-quatre heures de présence ininterrompue auprès des malades. Il existe bien sûr partout dans le monde d’innombrables médecins, infirmières et aides-soignants qui se consacrent inlassablement au bien-être des autres avec un dévouement admirable. Mais pour réduire le burn-out qui affecte les professionnels de la santé, et ne pas déshumaniser une profession dont l’essence même est l’humanité, il serait utile d’offrir à ceux qui s’y engagent des moyens de développer les qualités intérieures dont ils ont besoin pour mieux secourir les autres. Si le personnel soignant avait la possibilité de cultiver la compassion et de l’introduire au cœur même des pratiques courantes des hôpitaux, les patients se sentiraient mieux entourés et les médecins et infirmières en retireraient davantage de satisfaction et un meilleur équilibre émotionnel.

«Pour réduire le burn-out qui affecte les professionnels de la santé, et ne pas déshumaniser une profession dont l’essence même est l’humanité, il serait utile d’offrir à ceux qui s’y engagent des moyens de développer les qualités intérieures dont ils ont besoin pour mieux secourir les autres.»

IV La technologie occupe une place grandissante dans les hôpitaux et institutions de soins. N’établit-elle pas une distance entre le patient et le soignant?

MR Les machines en elles-mêmes n’ont évidemment que du bon dans la mesure où elles servent à mieux dépister les maladies et à les soigner. La technologie peut aujourd’hui faire des merveilles. Mais l’usage d’instruments performants ne devrait pas, bien entendu, reléguer à l’arrière-plan la présence bienveillante du médecin et du personnel soignant, qui est essentielle pour le patient.


IV Votre livre aborde également une distinction claire entre l’altruisme et l’empathie.

MR Il ne faut en effet pas confondre l’empathie avec l’amour altruiste et la compassion, qui est le désir de remédier à la souffrance et à ses causes. L’empathie est un signal d’alerte qui nous informe sur la situation de l’autre. C’est une résonance affective qui fait que si l’autre est en joie, vous ressentez de la joie, et s’il souffre, vous êtes éprouvé par sa souffrance. C’est aussi une expérience cognitive qui vous fait imaginer ce que l’autre ressent, ou, ce qui est différent, ce que vous ressentiriez à sa place.

Mais l’empathie laissée à elle-même ne suffit pas. Si vous vous contentez de souffrir de la souffrance de l’autre, jour après jour, mois après mois, vous pâtirez très vite d’un épuisement émotionnel, le burn-out. Aux Etats-Unis, une étude a d’ailleurs montré que 60% du personnel soignant souffre ou a souffert du burn-out et qu’un tiers en est affecté au point de devoir interrompre momentanément ses activités.

Les études médicales ne mentionnent quasiment pas le mot compassion.

IV L’empathie ne présente donc pas que des vertus?

MR Selon les circonstances et les individus, l’empathie peut évoluer en sollicitude et engendrer le désir de pourvoir aux besoins d’autrui. Mais elle peut aussi déclencher une détresse qui focalise notre attention sur nous-mêmes et nous détourne des besoins de l’autre. Pour cette dernière raison, l’empathie ne suffit pas en elle-même à engendrer l’altruisme.

IV Comment s’approcher alors de cet état?

MR Reste la compassion, dont l’essence est une motivation altruiste, nécessaire et suffisante pour que nous désirions le bien d’autrui et engendrions la volonté de l’accomplir par l’action. En effet, cette compassion est consciente de la situation de l’autre, elle est associée au désir de soulager sa souffrance et de lui procurer du bien-être. Enfin, elle n’est pas parasitée par une confusion entre les émotions ressenties par l’autre et les nôtres.

IV Plusieurs recherches, auxquelles vous avez d’ailleurs participé, montrent scientifiquement ces différences.

MR En effet, Tania Singer, directrice de l’Institut Max-Planck des neurosciences de Leipzig, et ses collègues ont entrepris une étude longitudinale, un projet baptisé «ReSource», qui vise à entraîner sur une année un groupe de 400 volontaires novices à une multitude de capacités affectives et cognitives, des capacités mentales qui incluent l’empathie et la compassion. Une étude préliminaire a déjà montré que, chez la plupart des gens, l’empathie ressentie face à la souffrance de l’autre est systématiquement corrélée avec des sentiments entièrement négatifs – douleur, détresse, inquiétude, découragement. La signature neuronale de l’empathie est similaire à celle des émotions négatives.

IV Tandis que l’altruisme est corrélé avec des sentiments positifs?

MR Les premiers résultats montrent qu’à l’issue d’une semaine de méditations orientées vers l’amour altruiste et la compassion, des sujets novices perçoivent de manière beaucoup plus positive et bienveillante des extraits de vidéos montrant des personnes en souffrance.

Contrairement à la détresse empathique, l’amour et la compassion sont des états d’esprit positifs, qui renforcent la capacité intérieure à faire face à la souffrance d’autrui.

IV Y a-t-il d’autres domaines pour lesquels l’altruisme pourrait se révéler bénéfique?

MR La question de l’environnement, en particulier, nous concerne, nos enfants, nos proches et nos descendants, ainsi que l’ensemble des êtres, humains et animaux, maintenant et dans l’avenir. Or, aussi complexe cette question soit-elle, elle se résume à l’opposition de l’égoïsme et de l’altruisme. Si nous avons de la considération pour le sort des générations futures, nous ne pouvons pas endommager à ce point la planète que nous allons leur laisser. Ils nous diront: «Vous saviez et pourtant vous n’avez rien fait.»

De même, si nous avions davantage de considération pour la qualité de vie de ceux qui nous entourent, nous veillerions à améliorer leurs conditions de travail, de vie familiale et sociale, et de bien d’autres aspects de leur existence. En particulier, nous nous efforcerions de remédier à la précarité qui subsiste au sein de la richesse.

IV Vous dénoncez aussi les dérives du libre-échange et défendez une économie responsable envers les autres.

MRSi les investisseurs avaient plus de considération pour le bien-être d’autrui, ils ne joueraient pas comme au casino avec les économies des épargnants qui leur ont fait confiance, dans le but de récolter de plus gros dividendes en fin d’année. Ils ne spéculeraient pas sur les ressources alimentaires, les semences, l’eau et autres ressources vitales à la survie des populations les plus démunies.

Regardez la crise! N’est-elle pas une exacerbation des intérêts personnels, entièrement centrés sur soi? N’a-t-elle pas été déclenchée par l’avidité, les spéculations sauvages, les manipulations liées aux sub-primes? Tout cela vient d’une vision réductionniste, déshumanisée, de l’être humain, celle de l’Homo economicus. Ne vaut-il pas mieux encourager l’émergence, en nous-mêmes et dans la société, de l’Homo altericus, celui qui construit son bonheur avec les autres, dans la solidarité et le souci d’autrui? L’altruisme est bien le fil d’Ariane qui nous permet de retrouver notre chemin dans ce dédale de préoccupations graves et complexes.



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Biographie

Né en France en 1946, Matthieu Ricard est le fils de Jean-François Revel, philosophe, journaliste et académicien, et de l’artiste peintre Yahne Le Toumelin. Il termine son doctorat en génétique cellulaire en 1972 à l’Institut Pasteur, sous la direction du Prix Nobel de médecine François Jacob.

Fasciné par le bouddhisme tibétain, il part étudier auprès des grands maîtres spirituels et s’installe définitivement dans le monastère de Shechen, au Népal, où il vit maintenant depuis quarante ans. Depuis, il a publié des ouvrages, traduits en plus de 20 langues.

L’altruisme est bien le fil d’Ariane qui nous permet de retrouver notre chemin dans ce dédale de préoccupations graves et complexes.