Interview
Texte: Émilie Mathys

« Nous ne sommes pas aussi libres que nous aimerions le croire » Samah Karaki

Selon la docteure en neurosciences, le talent n’est pas une capacité innée. Elle remet en question le système méritocratique.

Une bonne dose de talent, un travail acharné et une volonté à toute épreuve : une recette a priori imparable pour expliquer la réussite d’une poignée d’élues, souvent regardées d’un œil admiratif. Pourtant, invoquer un « ingrédient magique » pour expliquer que certains échouent quand d’autres réussissent a des conséquences sociales terribles, et creuse les inégalités, s’alarme la neuroscientifique Samah Karaki dans son dernier ouvrage. Rencontre.

in vivo / Vous voulez utiliser la science pour plus de justice sociale. En quoi les sciences cognitives sont-elles concernées par ces questions ?

samah karaki / Les sciences « dures » et les sciences humaines et sociales utilisent des méthodologies différentes et portent également un regard différent sur des phénomènes tels que les compétences humaines ou l’apprentissage. D’où l’importance d’avoir un regard multidisciplinaire. La justice sociale telle que je la conçois n’est pas un phénomène uniquement moral, mais objectif et quantifiable, grâce aux statistiques notamment. La démarche scientifique permet un regard objectif sur des phénomènes sociaux.

iv / Votre domaine d’étude porte sur le stress. Pourquoi s’attaquer aujourd’hui à la notion de talent ?

sk / Le talent fait partie de l’équation du mérite. En d’autres termes, nous tenons notre valeur de notre talent et des efforts qui ont servi à le faire fructifier, de nos traits moraux tels que la persévérance, le courage ou la volonté. On considère que le talent découle d’un potentiel que l’on fait prospérer de manière individuelle. Or, on sait que le stress affecte de manière directe nos capacités d’apprentissage, de concentration, de mémorisation, et notre charge mentale. D’un point de vue plus global, les individus qui portent les charges mentales les plus lourdes ne sont pas en train de faire fructifier de manière égale leur potentiel. Le stress psychologique que nous subissons façonne ce que nous produisons. Notre santé est directement liée à nos conditions de vie.

iv / Pourquoi sommes-nous tellement attachés à la notion de talent ?

sk / La notion de talent permet d’expliquer d’une manière simple pourquoi nous avons des différences au niveau de l’aisance et la rapidité de nos compétences. Elle renvoie ces différences à l’individu, à une origine biologique. Cette explication linéaire nous apaise, car elle invisibilise tous les facteurs complexes qui façonnent nos capacités à l’arrivée. Nous l’acceptons comme nous acceptons un phénomène naturel : « Cette personne réussit, car elle a du talent » est plus simple à admettre qu’elle réussit, car elle a des privilèges que les autres n’ont pas. La notion est ainsi instrumentalisée pour légitimer les inégalités sociales et créer une illusion d’objectivité. Notre attachement à cette notion de talent est une manifestation de notre désir de toucher l’extraordinaire, de mettre de la magie dans nos vies ordinaires.

iv / En déconstruisant l’idée selon laquelle le talent est « inné » et individuel, vous pointez aussi les inégalités sur lesquelles s’est construite notre société.

sk / Les besoins psychologiques tels que ceux de reconnaissance, de contrôle et d’appartenance influencent le cerveau de la même manière qu’un stress physique. L’épidémiologiste Richard Wilkinson a montré que plus on est menacé dans notre statut social, plus le risque est grand de contracter du diabète et des maladies cardiovasculaires, des maladies davantage observables dans les classes populaires. Nous devons sortir de cette vision biologisante des inégalités sociales pour les politiser et les socialiser.

iv / L’environnement et les privilèges permettent à un talent d’éclore, et le statut social influence « l’intelligence » sur plusieurs générations. Comment le cerveau est-il modelé par des facteurs sociaux, politiques et familiaux ?

sk / Nos cerveaux ne sont pas des organes isolés du monde. Ce sont des organes sociaux et émotionnels. Nous sommes façonnés par nos rencontres, les accidents de la vie, les émotions que nous vivons. Le cerveau est à l’image de la vie que nous avons. Être exclu socialement, ne pas se sentir aimés pour ce que nous sommes, ou vivre dans l’incertitude, cela produit une charge mentale interprétée par notre biologie comme une attaque physique. Dans les milieux de la santé, par exemple, plus on donne d’autonomie au patient sur le choix du traitement ou la manière de s’administrer un médicament, moins la douleur est vécue comme importante. Même notre douleur est subjective et influencée par des menaces psychologiques. La médecine ne relève pas que du médical mais aussi du psychosocial. Il n’y a pas de barrière entre ce que nous vivons psychologiquement et ce que nous vivons dans notre corps biologiquement.

iv / À l’adage « Quand on veut on peut », vous opposez « il faut pouvoir pour vouloir ». C’est-à-dire ?

sk / On peut supposer que nous sommes des êtres rationnels et qu’il suffit de penser pour être. Notre héritage cartésien nous donne l’illusion que nos volontés sont à l’origine de nos choix. Or, nous avons des capacités attentionnelles et décisionnelles très limitées. Les neurosciences ont démontré que nos décisions sont automatiques, intuitives et émotionnelles et, dans un second temps, rationnalisées. Nos prises de décisions sont surtout liées à notre environnement. Les moyens précèdent la volonté. Cela ne signifie pas que nous n’avons pas de responsabilité individuelle, mais il faut admettre avec réalisme et humilité que nous ne sommes pas aussi libres que nous aimerions le croire. De là peut s’opérer une prise de conscience sur la manière dont nous souhaitons créer d’autres types d’environnements plus à même de nous aider à faire fructifier nos potentiels.

iv / Si le talent n’est pas inné, qu’en est-il du travail acharné pour justifier de la réussite ?

sk / Le travail est évidemment nécessaire, rien ne se produit dans l’inertie. Mais il faut le placer dans une stratégie et un dispositif donnés. On ne part pas tous et toutes du même niveau de compétences, de stress, de statut social. Le bagage culturel et financier des parents joue un rôle énorme dans les connaissances qu’acquièrent les enfants dans leur réussite scolaire. Il n’y a pas de relation linéaire entre la quantité de travail abattue et la réussite finale. Toutes les heures ne se valent pas, nous évoluons dans une loi du marché qui valorise plus certaines professions que d’autres, à l’image des soignantes, qui, pourtant, ne comptent pas leurs heures.

iv / Vous consacrez dans votre livre un chapitre aux enfants à haut potentiel intellectuel. Comment expliquez-vous le boom de ces enfants « surdouées » ? Qu’est-ce que cela révèle de notre système éducatif ?

sk / Notre système scolaire valorise un certain type de compétences, ici logico-mathématiques, mesurées par des tests. Notre attachement, voire notre obsession, envers ces compétences est tel que nous les considérons comme l’intelligence humaine. Or, il existe d’autres formes d’intelligences, qui prennent parfois plus de temps à être révélées mais que l’école ne valorise pas. On peut également y voir la volonté de certaines classes sociales privilégiées de se démarquer en trouvant de nouveaux indicateurs. Ne devrait-on pas réfléchir à un système scolaire adapté aux différentes intelligences ?

iv / Votre discours n’est-il pas teinté de fatalisme ?

sk / Ce n’est pas fataliste de dire que notre marge de manœuvre est limitée si cette prise de conscience est suivie d’une réflexion et d’une mise en action : comment repenser les structures pour une société plus juste ? Partir de l’expérience individuelle en réfléchissant collectivement est la meilleure manière de faire avancer le savoir et les droits humains. /



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