Interview
Texte: interview : Fabienne Pini Schorderet
Photo: Ulf Andersen / Aurimages

« Nous avons besoin des autres pour exister »

BORIS CYRULNIK est connu pour avoir vulgarisé le concept de résilience, un terme qui désigne la capacité à se relever après un événement difficile. Le neuropsychiatre évoque la pandémie, ses conséquences et ses opportunités.

L’environnement n’est pas un décor. Selon Boris Cyrulnik, l’environnement influence le fonctionnement cérébral et physique des êtres humains, tout en modelant l’organisation de nos sociétés. Quel est l’impact de la pandémie sur notre santé psychique et au niveau sociétal ? Quelles sont les opportunités de changements qu’elle permet ? Entretien avec le neuropsychiatre français, auteur du livre Des âmes et des saisons, psycho-écologie, paru au printemps.

IN VIVO / Selon vous, la domination de l’Homme sur la Nature n’a produit que du malheur. Une prophétie ?

Boris Cyrulnik / La domination de l’Homme a produit du malheur mais en même temps de la survie. Au moment de la première grande glaciation, l’espèce humaine était en train de disparaître, car il n’y avait plus de végétaux. Pour survivre, il a fallu héroïser la violence virile et créer des armes. Les premiers hommes ont ainsi enfoncé des pieux et du silex dans le cœur des mammouths. Sans cette violence, l’Humanité aurait probablement disparu. Le contexte climatique a valorisé la violence, la mort et la viande. Cela a organisé les rapports sociaux autour des chasseurs mâles, admirés et reconnus. Conjointement, cette violence a produit du malheur avec l’établissement de rapports de domination, notamment envers les femmes.

IV / Et aujourd’hui ?

BC / De nos jours, en Occident, la violence virile n’a plus la même signification. Elle détruit la famille et la société, avec 80% d’hommes impliqués dans les violences conjugales et 90% d’hommes parmi la population carcérale en France. Toutefois, avec le développement technologique, nous avons développé une autre forme de violence à l’égard des animaux et de la nature. Nous avons créé des élevages immenses qui favorisent l’émergence de virus que l’on fait circuler mondialement par nos déplacements. Après la pandémie, si nous conservons des élevages intensifs comme j’en ai vu en Amérique du Sud, nous allons recréer les siècles de pestes du passé, où, tous les trois ans, apparaissait une nouvelle épidémie.

IV / Allons-nous sortir indemnes de cette crise ?

BC / Le confinement freine le virus mais agresse notre santé psychique. Sans relations sociales, notre cerveau s’altère rapidement. Nous avons besoin des autres pour exister. Chez les enfants, après quelques heures déjà, l’imagerie montre des altérations et des atrophies du cerveau. Chez les adultes, les personnes qui avant le confinement disposaient de facteurs de protection tels qu’une vie intérieure riche ou spirituelle, une bonne aptitude à s’exprimer, un haut niveau d’études et une profession intéressante se sont mis à lire ou ont repris la guitare. Elles ressortent de la pandémie sans grand traumatisme. Par contre, ceux qui avant la pandémie cumulaient des facteurs de vulnérabilité tels qu’un faible niveau d’études, peu d’aptitude à la parole, une profession peu reconnue ou précaire, et qui parfois vivent dans des logements exigus à plusieurs, ressortent du confinement altérés avec des angoisses ou des dépressions.

IV / Quel est l’impact sur les plus jeunes ?

BC / Cela dépend de l’âge. Un petit enfant isolé, si sa mère est près de lui, a tout ce qu’il lui faut pour se développer, car l’altérité, c’est sa mère. Le confinement n’aura pas d’effet sur lui. Même si porter un masque provoque un léger retard de langage chez les tout-petits, dès que la mère l’enlève, l’enfant récupère très rapidement grâce à la grande plasticité de son cerveau.

Cela n’est pas le cas des adolescent-e-s qui vivent un élagage synaptique : leur cerveau fonctionne avec moins de neurones mais il devient plus performant, notamment grâce aux apprentissages. En isolant un adolescent de ses pairs et de l’école, il n’apprend plus à apprendre. On le prive d’une période sensible de son développement neurologique qui ne se rattrape pas. C’est ce qui se passe en France depuis quinze mois, où les jeunes s’engourdissent devant des écrans avec lesquels on n’apprend presque rien, au moment même où leur cerveau est capable de performances de plus en plus rapides. Un ou deux ans de pandémie, c’est énorme.

IV / Dès lors, faut-il confiner et restreindre la liberté ?

BC / On a le choix. Restreindre les libertés et confiner ou laisser mourir toute une partie de la population. Dans l’Histoire, l’épidémie de peste de 1348, sans confinement, a tué la moitié de la population européenne en deux ans. Sans confinement, nous devons accepter la liberté de mourir et de tuer nos proches. Si nous acceptons le confinement, nous avons moins de morts, mais les adolescent-e-s, notamment, vont être altéré-e-s dans leur développement. C’est un dilemme qu’il faudra retenir pour le futur.

IV / Quelles sont les pistes pour une nouvelle société ?

BC / Le confinement nous a montré l’importance du rôle de l’école pour le développement des adolescent-e-s mais aussi comme facteur de protection sociale. Selon moi, après la sortie de la pandémie, la valorisation de l’école mais aussi son adaptation aux besoins des enfants constitueront des axes fondamentaux pour une société plus égalitaire. Je ralentirais la course aux résultats scolaires qui est un facteur de stress puisqu’elle apprend à nos enfants à devenir anxieux : les garçons décrochent et les filles dépriment. Comme en Finlande, je développerais un système moins compétitif, sans notes, mais qui au final est tout aussi performant puisque à 15 ans, les enfants finlandais ont un aussi bon niveau que les Asiatiques du même âge, avec 40% de moins de dépressions et de suicides.

IV / À l’hôpital, nous avons connu, ces quinze derniers mois, un engagement sans précédent. Qu’en pensez-vous ?

BC / Au niveau scientifique et organisationnel, nous avons bien géré cette crise. Le confinement a produit ses effets de protection et les scientifiques ont réalisé une performance extraordinaire avec le développement d’un nouveau type de vaccin en un temps record. Jamais, nous n’avions connu cela auparavant. Sur le plan commercial, nous avons connu en Europe des lenteurs dans les accords entre les gouvernements et le secteur pharmaceutique. La crise est devenue chronique et en quinze mois, il n’y a pas eu de répit, ni pour le personnel soignant, ni pour les médecins. Ils sont proches de l’épuisement.

En même temps, la pandémie nous a appris que les petits métiers ne sont pas si petits que cela.

La crise nous a révélé qu’il faut prendre soin des aidants afin qu’ils ne tombent pas en burn-out, sinon le système s’écroule. En même temps, la pandémie nous a appris que les petits métiers ne sont pas si petits que cela. Ils ont joué un rôle très important dans la gestion de la crise. Les aides-soignant-e-s, le personnel logistique, les transporteurs de malades, le personnel de nettoyage ou le personnel technique qui met à jour les machines ont tous contribué au bon fonctionnement de l’hôpital. Ces métiers de support sont un facteur de protection du système de santé que nous avions sous-estimé.

IV / Quelles sont selon vous les pistes pour favoriser des soignants engagés et heureux au travail ?

BC / J’espère que la revalorisation des salaires des soignants, entérinée en France, sera doublée d’une augmentation des postes et encouragée par le développement de la formation continue, qui est d’ailleurs obligatoire pour les médecins. Pour éviter qu’ils ne changent de métier après quelques années, il faut leur permettre d’évoluer dans leur carrière. Les structures de garde sont également un enjeu majeur pour que le personnel de santé puisse travailler sereinement en sachant que leurs enfants sont bien pris en charge. D’autant que – la pandémie l’a confirmé – les professions de la petite enfance jouent un rôle très important de protection du développement des plus petits et de leur sécurisation, en relais des parents.

IV / À quoi ressemblera l’hôpital de demain ?

BC / Saviez-vous que nous pourrions diminuer le nombre de consultations et la charge qui pèse sur les hôpitaux en développant la protection, l’éducation et le sentiment de sécurité chez les bébés ? On sait maintenant qu’une grande partie des diabètes, des hypertensions et des maladies cardiovasculaires sont la conséquence à distance d’une carence éducative et d’une mauvaise socialisation des jeunes enfants. Associés à l’immobilité physique, ils favorisent plus tard des états dépressifs et des infarctus qui remplissent les services de nos hôpitaux. Au niveau sociétal, de bonnes conditions éducatives et de garde doivent être développées dès le plus jeune âge.

La féminisation des métiers de la santé va remodeler l’organisation de l’hôpital. En France, 70% des médecins chefs de clinique sont des femmes et nous nous inquiétons d’une nette diminution des praticien-ne-s installé-e-s et notamment des généralistes. Les femmes choisissent des spécialités qui leur permettent de bien s’organiser et d’avoir un bon équilibre de vie. Il est urgent d’aider les jeunes générations de médecins à s’orienter vers les voies qui les intéressent tout en favorisant une meilleure harmonie avec leur vie privée.

Je fais partie d’une génération où les médecins travaillaient dix-huit heures par jour, avaient peu d’implication affective dans leur famille et ne participaient pas à l’éducation de leurs enfants. Les aspirations des médecins ont changé et c’est tant mieux pour leur équilibre mental. Il y aura des décisions politiques à prendre, comme celle d’augmenter le nombre de postes, tout en gardant stable le prix de l’acte médical. Nous devrons également intensifier la formation continue des soignant-e-s pour pallier la pénurie de médecins dans certaines disciplines. Par exemple en France, nous manquons de praticien-ne-s en gynécologie-obstétrique et nous en engageons à l’étranger qui parlent mal notre langue. En revanche, nos sages-femmes sont très bien formées avec une pratique de haut niveau. Nous pourrions ajouter deux ans à leur cursus et leur confier des responsabilités d’obstétriciennes. Au Canada, les infirmières poursuivent leurs études et peuvent devenir professeures de médecine ou doyennes universitaires. À l’hôpital comme ailleurs, rien n’est déterminé et chaque crise offre des opportunités à saisir. /



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Biographie

Neuropsychiatre français, psychanalyste et professeur d’université, Boris Cyrulnik est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages portant sur la neuropsychiatrie et les théories de l’attachement. Connu pour avoir vulgarisé le concept de résilience (renaître de ses cendres), il est reconnu pour ses différents engagements, en tant qu’expert sur la prévention du suicide des enfants ou dans des missions de l’Unicef. Pionnier de l’éthologie française, il met en évidence les rapports entre les comportements humains et animaux. En 2008, il remporte le prix Renaudot pour son essai Autobiographie d’un épouvantail. En 2021, il est décoré « commandeur de la Légion d’honneur. ».