Interview
Texte: Bertrand Tappy
Photo: Philippe Gétaz

Luc Ferry: «Je revendique un droit à la faiblesse»

Doit-on maintenir en vie un patient qui souhaite en finir? L’assistance au suicide est-elle acceptable? Réponses d’un philosophe qui a aussi connu les responsabilités du pouvoir en tant que ministre français de l’Education et de la recherche.

En savoir plus:

«Faut-il légaliser l’euthanasie?» Axel Kahn et Luc Ferry, Editions Odile Jacob, 2010

InVivo Les questions liées à l’euthanasie et à l’acharnement thérapeutique divisent l’opinion. Quelle est votre position à ce sujet? Luc Ferry L’idée d’une «mort dans la dignité» me paraît bien fragile, pour ne pas dire connotée de manière parfois fort pénible. Elle semble en effet implicitement signifier que la dignité humaine est liée à l’autonomie, et que, dans l’extrême dépendance, psychique et physique où peuvent nous plonger parfois la vieillesse et la maladie, cette dignité peut se perdre. Pour tout vous dire, je trouve moralement insupportable l’idée d’établir quelque équivalence que ce soit entre «dépendance» et «indignité», comme si un être humain pouvait «perdre sa dignité» parce qu’il serait faible, malade, vieux, et pourquoi pas moche, tant qu’on y est, et parce que plongé dans une situation d’extrême dépendance. Je pose la question: un être humain peut-il jamais perdre par là sa dignité? Il peut sans doute la perdre autrement, en devenant un salaud, certainement pas en étant faible et dépendant.

IV Vous plaidez donc pour le respect de la vie, fût-elle difficile. LF Je plaide pour un droit absolu des malades à la dépendance et à la faiblesse même les plus extrêmes, ainsi que pour la nécessité, dans des cas de ce type, de tenir plus que jamais un discours de compréhension et d’assistance, pour ne pas dire d’amour, plutôt qu’un discours visant à faire comprendre à autrui qu’il vaudrait mieux faire place nette et cesser d’importuner le monde…

Plus généralement, on pourrait souhaiter qu’on cesse d’encourager nos sociétés à considérer que la vieillesse est une «maladie» susceptible seulement de deux traitements: la DHEA (la déhydroépiandrostérone, une hormone réputée pour ses effets antivieillissement, d’où son surnom d’«hormone de jouvence», ndlr) pour commencer, l’euthanasie pour en finir... Je dirais la même chose à l’encontre de l’argumentation des «pro-suicide», la notion même d’assistance indique qu’on ne se situe pas dans le cadre de l’exercice d’une liberté purement individuelle. Car l’assistance implique un rapport à autrui. Les pro-suicide se focalisent alors sur la demande d’assistance et sur les garanties apportées au fait qu’on vérifie son bien-fondé. Mais se préoccupant avant tout de la demande, on en oublie presque l’autre moitié du contrat: la réponse apportée à cet appel au secours. Loin de plaider en faveur de cette autonomie individuelle idéale que sacralisent les tenants du suicide assisté, l’appel proprement désespéré à l’autre montre que, dans cette affaire, son auteur est essentiellement dépendant – sans quoi, du reste, il se suiciderait tout simplement sans aucune assistance. Du coup, c’est le problème éthique de la réponse apportée qui doit être tenu pour essentiel, non la vérification obsessionnelle de la qualité de la demande. Qui peut prétendre en toute certitude qu’à un appel au secours, la réponse par la mort soit la bonne? On me permettra pour le moins d’en douter. Il suffit d’ailleurs de songer à ceux que nous aimons pour frémir à l’idée qu’ils puissent, un jour de désespoir, tomber entre les mains de ces terribles docteurs de «l’exit» rapide et sans douleur…

IV Mais dans un hôpital, il n’est pas question de personnes désespérées, plutôt de patients en fin de vie… LF Ce n’est plus vrai aujourd’hui: ces cliniques mettent fin à la vie de personnes en parfaite santé physique et qui sont seulement, comme on dit, «fatiguées de la vie». Et puis ce sont des vieux, d’ailleurs souvent des vieilles… Mais qu’est-ce qui nous prouve qu’une vieille dame seule et un peu dépressive est plus libre de vouloir mourir qu’une jeune fille qui ne se remet pas d’avoir été trompée par son fiancé? On a tant dit ou donné à tout le moins à penser à la personne âgée qu’elle était inutile, un fardeau, un déchet, moins belle et moins autonome qu’avant, bref, une chose indigne! Au fond, il ne lui reste plus qu’à mourir dans cette fameuse «dignité» qui finit à la limite par devenir un autre nom de l’indifférence.

IV Où donc situer la ligne de partage? LF Il ne s’agit en tout cas pas d’en faire une simple question d’âge, cela serait absurde! La vérité, c’est que la dignité humaine n’est pas une question quantitative, elle ne tient pas à cette balance selon laquelle on mesurerait – comment, à vrai dire? – les plaisirs et les peines. Il y a en l’humain quelque chose qui passe l’homme, une transcendance qui force le respect et qui mérite qu’on se batte pour elle. On me dira que c’est là un postulat bien indémontrable. Sans doute, comme toujours en matière de morale, laquelle, bien sûr, n’est pas une science exacte. Mais entre un prétendu geste humanitaire qui consiste à tuer et un autre qui consiste à sauver et à aimer, on me permettra cependant de choisir le second.

«Il faut cesser de considérer la vieillesse comme une maladie.»

IV Vous avez eu l’occasion de travailler avec de nombreux professionnels de la santé sur la question de l’acharnement thérapeutique. Qu’est-ce qui vous a frappé lors de vos discussions? LF Les enquêtes réalisées parmi les médecins dans une douzaine de pays occidentaux montrent que plus de 40% d’entre eux avouent avoir été confrontés à des demandes d’euthanasie. Nul ne sait au juste combien y ont répondu favorablement mais, à tout le moins, ces chiffres montrent que sa pratique pourrait devenir aisément des plus courantes. Ce qui m’a frappé le plus? D’abord et avant tout le réel souci d’humanité qui domine chez les professionnels de santé, ensuite, leur absence de repères fiables pour prendre des décisions et, du coup, leur demande de clarification des positions en présence...

IV Vous faites souvent référence à différentes visions de l’acharnement thérapeutique, nécessaires pour comprendre les demandes des familles. LF Oui. La première position est celle des religions qui sont globalement toutes hostiles à la fois à l’euthanasie, a fortiori au suicide assisté, mais aussi à l’acharnement thérapeutique. Toutefois, la définition qu’elles donnent de ce dernier est archi-minimaliste. Pourquoi? Parce qu’elles sont beaucoup plus hostiles encore à l’euthanasie qu’à l’acharnement thérapeutique et que les deux problèmes sont liés comme les deux faces d’une même médaille.

IV Vous avez des exemples? LF On peut citer l’Eglise catholique, qui, depuis toujours, s’oppose le plus radicalement à l’euthanasie sous toutes ses formes. Et elle le fait au nom d’un principe simple (qui aurait bien dû d’ailleurs lui servir tout autant contre la peine de mort à laquelle elle a pourtant toujours été favorable). On le trouvera fort bien exprimé au paragraphe 2280 du Catéchisme officiel de l’Eglise romaine: «Nous sommes les intendants et non les propriétaires de la vie que Dieu nous a confiée. Nous n’en disposons pas.» L’Eglise, bien entendu, fait la différence entre une euthanasie active, qu’elle rejette absolument, et le refus légitime de l’acharnement thérapeutique. Toutefois, ce «laisser mourir» ne se justifie que dans des cas totalement limites, de sorte que le choix d’arrêter le traitement peut s’avérer bien difficile à définir dans la pratique.

IV La maladie joue également un rôle particulier dans ce cas. LF Tout à fait. D’une part, la maladie peut être un «chemin de conversion»: elle peut, toujours selon le «Catéchisme», «rendre la personne plus mûre, l’aider à discerner dans sa vie ce qui n’est pas l’essentiel pour se tourner vers ce qui l’est. Très souvent, la maladie provoque une recherche de Dieu, un retour à lui.» L’idéal, typiquement moderne, d’une mort douce et rapide, si possible dans l’inconscience, n’est donc pas celui de l’Eglise qui rappelle volontiers comment, dans les temps anciens, on craignait moins la mort que ce qui était censé lui faire suite, de sorte que l’agonie, loin de devoir être abrégée, était l’occasion de faire la paix avec soi-même, les autres et son Dieu. en matière de morale, laquelle, bien sûr, n’est pas une science exacte. Mais entre un prétendu geste humanitaire qui consiste à tuer et un autre qui consiste à sauver et à aimer, on me permettra cependant de choisir le second.

IV Vous avez eu l’occasion de travailler avec de nombreux professionnels de la santé sur la question de l’acharnement thérapeutique. Qu’est-ce qui vous a frappé lors de vos discussions? LF Les enquêtes réalisées parmi les médecins dans une douzaine de pays occidentaux montrent que plus de 40% d’entre eux avouent avoir été confrontés à des demandes d’euthanasie. Nul ne sait au juste combien y ont répondu favorablement mais, à tout le moins, ces chiffres montrent que sa pratique pourrait devenir aisément des plus courantes. Ce qui m’a frappé le plus? D’abord et avant tout le réel souci d’humanité qui domine chez les professionnels de santé, ensuite, leur absence de repères fiables pour prendre des décisions et, du coup, leur demande de clarification des positions en présence...

IV Vous faites souvent référence à différentes visions de l’acharnement thérapeutique, nécessaires pour comprendre les demandes des familles. LF Oui. La première position est celle des religions

Il se présente au contraire comme une théorie altruiste dont le principe suprême pourrait s’énoncer de la façon suivante: une action est bonne quand elle tend à réaliser la plus grande somme de bonheur pour le plus grand nombre possible d’êtres concernés par cette action.

IV Quelle autre vision de l’acharnement thérapeutique détachez-vous? LF Celle dite de l’utilitarisme, qui domine quasiment sans partage le monde anglo-saxon. Pour ces derniers, il y a acharnement thérapeutique dès qu’on refuse d’écouter la demande d’euthanasie ou de suicide assisté du patient.

IV D’où provient cette idée, radicalement différente de la précédente? LF Il faut rappeler qu’à l’encontre de ce que suggère le mot en français, l’utilitarisme n’est pas une doctrine glorifiant l’égoïsme et la poursuite des intérêts privés. Il se présente au contraire comme une théorie altruiste dont le principe suprême pourrait s’énoncer de la façon suivante: une action est bonne quand elle tend à réaliser la plus grande somme de bonheur pour le plus grand nombre possible d’êtres concernés par cette action. Cela précisé, on comprend qu’à partir de telles prémisses, l’utilitarisme en vienne non seulement à légitimer l’euthanasie mais à justifier toute forme d’opposition à l’acharnement thérapeutique: dans la mesure où cette éthique s’épuise dans un «calcul des plaisirs et des peines», il va de soi qu’à partir du moment où une vie comprend infiniment plus de peines que de plaisir, sans qu’on puisse prévoir la moindre amélioration dans le futur, il faille en tirer les conséquences et recourir à l’euthanasie dès que le patient en fait clairement la demande.

IV N’y a-t-il donc pas une approche idéale de la maladie et de la mort? LF A coup sûr non! Vous voyez bien que ces positions sont tout à fait irréconciliables. Il n’y a, par exemple, aucun moyen d’accorder dans la pratique les exigences d’une famille catholique intégriste avec celles d’un corps médical converti à l’utilitarisme, et réciproquement. Nous sommes obligés de tâtonner, de naviguer entre des écueils, de tenter de comprendre la logique qui anime les uns et les autres. Pourquoi? Justement parce qu’il y a des positions philosophiques ou religieuses très divergentes et que nul ne peut sérieusement prétendre l’emporter sur les autres – ce pourquoi je me méfie toujours des législations tatillonnes en la matière. ⁄



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Biographie

Né en 1951, Luc Ferry a suivi des études de philosophie et de sciences politiques. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment «Le nouvel ordre écologique», traduit en 15 langues et pour lequel il reçoit en 1992 les Prix Médicis et Jean-Jacques Rousseau.

Menée tout d’abord de manière discrète, sa carrière politique accélère en 2002 avec sa nomination au poste de ministre français de la Jeunesse, de l’éducation et de la recherche. Il est actuellement délégué du Conseil d’analyse de la société français (CAS).

«Qui peut prétendre en toute certitude qu’à un appel au secours, la réponse par la mort soit la bonne? On me permettra d’en douter. Il suffit de songer à ceux que nous aimons pour frémir à l’idée qu’ils puissent tomber entre les mains de ces terribles docteurs de «l’exit» rapide et sans douleur…»