Décryptage
Texte: Salvatore Bevilacqua & Elena Martinez / IHM

Les traumatismes familiaux silencieux de la migration

« J’ai été déracinée sans avoir la possibilité de m’enraciner à nouveau. Je me suis retrouvée du jour au lendemain avec mes parents, ces inconnus… qui le sont toujours un peu aujourd’hui. » Ces propos sont ceux de Mme E.B., dont les premières années ont été marquées par un long séjour de huit ans au Portugal, pays d’origine de ses parents qui travaillaient à Luins (VD) en tant que saisonnierères. À l’instar de nombre d’enfants d’immigrées portugaises, italiennes, espagnoles et ex-yougoslaves
arrivés en Suisse entre 1950 et 1980, E.B. a été élevée au Portugal par ses grands-parents, puis par une tante, avant d’être rapatriée en Suisse en 1985 par ses parents et « régularisée », c’est-à-dire autorisée à les rejoindre dans le cadre d’un regroupement familial finalement admis sur le plan légal par l’obtention d’un permis de séjour annuel.

« Une personne ne naît pas irrégulière ou clandestine, une personne naît en tant que personne », rappelle Toni Ricciardi, historien de l’émigration à l’Université de Genève, dans le film documentaire Non far rumore (« Ne fais pas de bruit ! ») réalisé par RAI 3 en 2019.

« Régularisée » ? Derrière son apparente innocuité, le terme abrite en réalité une redoutable violence institutionnelle, dont les effets se font sentir aujourd’hui encore chez Mme E.B. et beaucoup d’autres enfants clandestins, dont lesdits « enfants du placard », que certains parents, ne pouvant se résoudre à une séparation, prirent le risque de garder, la peur au ventre, auprès d’euxelles en Suisse. Ces dernierères ne se doutaient pas qu’une telle décision « par défaut », permettant de contourner une loi particulièrement dure, pouvait grever, longtemps après, l’estime de soi ou la santé de leurs enfants, au même titre que ces autres « solutions » consistant à les confier à de la famille restée dans le pays d’origine, ou à les placer dans des institutions d’accueil.

Salvatore Bevilacqua, anthropologue de la santé, interdit de séjour jusqu’à l’âge de 4 ans bien que né en Suisse, étudie la question des séquelles des séparations affectives familiales – mais aussi, comme dans le cas de Mme E.B., de retrouvailles traumatisantes – sur la construction identitaire de ces enfants « fantômes » et de leurs parents. Réalisée dans le cadre de l’Institut des humanités en médecine, avec le soutien de la Fondation Leenaards, sa recherche recueille les témoignages de personnes directement concernées et analyse les interactions entre ces épisodes marquants de leur vie, leurs trajectoires de santé et les liens familiaux intergénérationnels. Le projet propose ainsi une compréhension originale de cette thématique, en développant une perspective de santé publique, croisant histoire de la migration en Suisse et anthropologie de la santé. /



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Selon Toni Ricciardi (2022), la Suisse aurait abrité entre 1949 et 1975 près de 50’000 « enfants du placard », pour ne parler que des Italiens. Ce chiffre est décuplé si on considère les autres formes de séparation induites par l’impossibilité du regroupement familial. Voir