Décryptage
Texte: Carole Berset

L’obsession de manger sainement

Une attention excessive portée à la qualité de l’alimentation peut avoir des conséquences néfastes sur la santé. Ce comportement, l’orthorexie, touche notamment les jeunes. Un phénomène accentué par les réseaux sociaux.

«Ma valeur était exclusivement définie par ce que je mangeais. » Mathilde Blancal, auteure du livre Confidences d’une ex-accro des régimes1, revient avec humour sur son long combat contre les troubles du comportement alimentaire (TCA), et les comportements orthorexiques. « Faire attention à la qualité de sa nourriture est extrêmement valorisé dans nos sociétés occidentales. Sans le savoir, certaines personnes en me complimentant encourageaient mon comportement. Il y a aussi une certaine fierté à réussir à se plier à un tel régime alimentaire. J’avais l’impression d’être dans le juste et parfois même, un peu au-dessus des autres. »

Du grec « orthos » (correct) et « orexie » (appétit), l’orthorexie renvoie à une volonté excessive d’ingérer exclusivement des aliments considérés comme sains.
Une personne orthorexique aura tendance à porter une attention démesurée à la qualité de sa nourriture, qu’elle classera de façon binaire : bonne ou mauvaise. « Je passais des heures au supermarché à choisir mes aliments et cuisinais également tout moi-même afin de ne rien ingérer de mauvais pour mon corps », résume Mathilde Blancal. Cette division peut amener la personne orthorexique à établir des règles strictes concernant son alimentation. « Cette catégorisation se base toutefois sur une pensée dichotomique subjective, qui ne correspond pas à la réalité, aucun aliment n’étant intrinsèquement sain ou malsain », explique Maaike Kruseman, diététicienne en cabinet privé et chargée de cours à l’Université de Lausanne.

La limite à partir de laquelle une personne bascule d’une simple envie de privilégier une nourriture saine vers une préoccupation excessive reste difficile à déterminer. L’orthorexie n’est en effet pas encore reconnue comme un trouble mental et ne figure pas dans les classifications officielles. « C’est un phénomène nouveau, pour lequel il n’existe pas encore de définition o∞cielle, ni de critères standardisés pour son diagnostic.
Ce qui rend la recherche des causes dfficile. L’orthorexie peut servir, entre autres, à exercer un contrôle sur l’anxiété ou à augmenter l’estime de soi. Les spécialistes supposent aussi qu’il existe des liens entre l’orthorexie, le perfectionnisme, la rigidité et la compulsion », détaille Carolin Janetschek, cheffe de clinique au sein de l’unité spécialisée dans les troubles du comportement
alimentaire du CHUV.

Les ados et les réseaux sociaux

En Suisse, près de trois quarts des filles âgées de 16 à 20 ans souhaitent maigrir, selon le Swiss multicenter adolescent survey on health (Smash). Alors que l’anorexie mentale survient en général au début et à la fin de l’adolescence, la boulimie se déclare souvent plus tard, entre 18 et 21 ans, selon l’O∞ce fédéral de la statistique (OFS). Les réseaux sociaux sont par ailleurs omniprésents dans leur vie : 98% des jeunes Suisseesses disposent d’un profil sur au moins un réseau social, et plus de la moitié d’entre euxselles utilisent Instagram plusieurs fois par jour, selon l’étude suisse James 2022. « Durant l’adolescence, les jeunes s’orientent naturellement vers des modèles extérieurs à la famille. Aujourd’hui, Internet joue un rôle de plus en plus important à cet égard. Ainsi, les conseils nutritionnels non fondés scien­tifiquement peuvent représenter un danger pour les jeunes », souligne Christin Hornung, pédopsychiatre au CHUV.

Sous couvert de dénominations promouvant un mode de vie healthy, certains comptes véhiculent des injonctions délétères si elles sont consultées de façon excessive et sans recul. « Les contenus avec le hashtag ‹ What I eat in a day ›, où des filles incroyablement belles ingèrent 1000 calories par jour en buvant des smoothies et en mangeant des épinards, peuvent paraître très séduisants. Je me souviens m’être abonnée et désabonnée régulièrement de comptes qui m’intéressaient mais me faisaient paradoxalement énormément de mal », raconte Mathilde Blancal. Pour la diététicienne Maaike Kruseman, il s’agit d’un vrai problème de santé publique. « Le manque de chiffres et de données ne nous permet néanmoins pas encore d’évaluer le phénomène. »

Prise en charge délicate

L’absence de critères scientifiques permettant d’identifier une orthorexie empêche la pose d’un diagnostic à proprement parler. Des questionnaires, disponibles en ligne, sont parfois utilisés comme outils de dépistage de l’orthorexie. Leur pertinence reste cependant vivement critiquée. « La prévalence varie d’un pays à l’autre, d’une population à l’autre, ainsi qu’en fonction de l’outil utilisé pour l’évaluation. Les résultats peuvent aller de 6,9% à 75,5% », rapporte Christin Hornung. La question de la nécessité d’un traitement peut se poser dans certains cas. « Si le comportement alimentaire entrave le développement physique et mental normal d’un adolescent – que cela se manifeste par des carences ou un retrait social – ou si l’adolescent et ses proches sont en souffrance, il peut valoir la peine de consulter », explique Carolin Janetschek. Certaines catégories de la population comme les sportifves sont par ailleurs plus à risque de développer un tel trouble (voir aussi encadré).

L’enjeu réside enfin dans la prise en charge des patientes par une équipe professionnelle. « Il existe une appropriation de la thématique nutritionnelle alimentaire par des personnes qui ne sont pas formées dans le domaine, explique Maaike Kruseman. Les conseils souvent trop réducteurs de certaines nutritionnistes – dont le titre n’est pas protégé en Suisse – peuvent parfois faire de nombreux dégâts. Mieux vaut donc s’adresser à un diététicien diplômé, par exemple, qui établira un suivi et un rééquilibrage alimentaire sur mesure. » /

Déficit énergétique relatif dans le sport

Le contrôle de l’alimentation peut améliorer les performances sportives et éviter les blessures. Mais, les apports caloriques doivent aussi permettre de couvrir les dépenses d’énergie et de bien récupérer. « Dans des sports esthétiques ou gravitationnels, la minceur peut parfois améliorer les performances.
Or, elle peut aussi menacer le bon fonctionnement de l’organisme si l’athlète est en déficit énergétique », précise Nathalie Wenger, médecin du sport, cheffe de clinique au sein du Centre SportAdo du CHUV.

Anciennement appelé « Triade de l’athlète féminine », le syndrome du RED-S (Relative Energy Deficiency in Sports) touche de nombreuses personnes. Le sujet reste toutefois méconnu en Suisse, à la fois par les médecins du sport, les coachs sportifs et les athlètes, et certains symptômes comme une absence de menstruations demeurent tabous. « La prévention est essentielle en raison des conséquences potentiellement irréversibles sur les corps, les os ou le psychisme. Nous recommandons un bilan médico-sportif annuel pour les jeunes effectuant plus de trois entraînements sportifs par semaine. »

L’association faîtière du sport suisse (Swiss Olympic) souhaite répondre à cet enjeu avec le lancement fin 2019 du projet « Femme et sport d’élite », qui vise notamment à démystifier certains sujets « tabous » comme le RED-S.



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HISTOIRE

L’orthorexie a été décrite pour la première fois en 1997 par le médecin américain Steve Bratman. Loin de vouloir en faire une pathologie, le but consistait à ouvrir le débat sur une tendance qu’il avait de plus en plus observée chez

ses patientes.

ORIGINE

Les normes sociales telles que l’autodiscipline ou la valorisation d’une alimentation saine semblent jouer un rôle dans le développement d’une orthorexie. Celle-ci restant encore peu explorée, seules de futures recherches permettront de confirmer ces liens.

CHIFFRES

En Suisse, 3,5% de la population souffre d’un TCA au cours de sa vie, selon l’Office fédéral de
la statistique. Les femmes sont quatre fois plus
touchées que les hommes (5,3% contre 1,5% de la population).

inégalité

Aggravés par la pandémie, les TCA restent plus difficiles à diagnostiquer chez les hommes que chez les femmes. Une récente étude britannique a toutefois révélé une augmentation de 128% des cas entre 2016 et 2021.

CARENCES

L’orthorexie peut entraîner des symptômes somatiques tels qu’un manque de certaines substances dans le sang, de vitamines, de fer ou de calcium, un déficit de croissance, voire une aménorrhée – une absence de règles.