Chronique
Texte: Jean-Bernard Daeppen

Petite histoire du baclofène

L'histoire d'Olivier Ameisen est à la fois fascinante et tragique. Cardiologue français installé à New York au début des années 2000, Olivier Ameisen est ravagé par une dépendance à l'alcool. Plus que cela, il souffre d’une anxiété généralisée, d’un état de mal-être psychique profond. Aucune cure, aucun médicament n'a pu l'aider.

Un de ses amis lui parle alors d'un cocaïnomane sauvé par un vieux médicament: le baclofène pris à haute dose. Le Dr Ameisen augmente les doses, dix fois plus que ce qu’il faut pour soulager les contractures musculaires. Il devient progressivement indifférent à l'alcool, ne ressent plus cette urgence impétueuse, irrépressible de consommer, ce «craving» comme disent les anglo-saxons, qui constitue le symptôme cardinal de l’addiction. Miraculé! «La reconnaissance médicale du baclofène, c'était l'affaire de sa vie», se souvient sa compagne. En 2008, il publie Le dernier verre, un immense succès de librairie. Olivier Ameisen milite pour que le médicament qui l’a sauvé soit rendu disponible pour le plus grand nombre. Il veut les sauver tous! Le miracle du baclofène lui a donné une raison de vivre. Pianiste de talent, cardiologue reconverti à l’addictologie, il est devenu un apôtre qui foule les plateaux de télévision, répond aux interviews et gère son nouveau succès.

Un simple médicament a-t-il pu sauver Olivier Ameisen? Le guérir de son alcoolisme?

On peut faire une hypothèse. Pour Olivier Ameisen comme pour tant d’autres, l’alcool a allégé et aggravé ses angoisses, dans un cycle sans fin. Comme pour tant d’autres, l’alcool a d’abord été tentative d’auto-traitement d’une souffrance psychique tenace. Et comme pour les autres, le trop d’alcool a progressivement aggravé l’anxiété: trop bu, endormi devant la télé, sommeil agité, sevrage matinal, tremblements et angoisses, promesses chaque jour trahies de ne plus boire autant: premier verre à 11 heures… ça va mieux, enfin. Un peu de tranquillité avant que ce soit de nouveau trop. Estime de soi bousillée. Olivier Ameisen a arrêté de boire, de manière discontinue semble-t-il. Il est décédé d’un infarctus en 2013. Au moment de sa mort, 30'000 alcooliques français sont sous baclofène.

À qui a profité le miracle du baclofène? À Olivier Ameisen sans doute, aux medias bien sûr, aux prescripteurs de la première heure, héros autoproclamés, aux premiers patients miraculés que les médias se sont arrachés. Au plus grand nombre des personnes traitées, certainement pas. Pourquoi? Revenons à notre question, le baclofène a-t-il pu soulager Olivier Ameisen? Qu’est-ce que guérir de l’alcoolisme et de ses causes?

Le baclofène, c'est l'idée que le craving est au centre de la pathologie addictive, que s’il en est débarrassé, le malade retrouvera le choix de choisir.

Testé sur des rats de laboratoire à qui on a appris à préférer l’alcool à l’eau, la molécule montre une efficacité très prometteuse. Les rongeurs deviennent sages et se désintéressent de l'alcool, même les plus anxieux.

Chez l’humain, les premières études apportent des résultats contrastés, parfois positifs, mais d’autre fois, impossible de montrer son avantage sur le placebo. Il faut attendre septembre 2016 et la présentation des résultats d’une étude à grande échelle, l’étude Alpadir, réalisée en France selon les standards d’études pharmacologiques scientifiquement rigoureuses, pour en savoir plus. Stupeur: l'efficacité du médicament miracle ne peut être démontrée. C’est la gueule de bois, les résultats sont très décevants: aucun avantage, ni sur le craving, ni sur le niveau de consommation, ni sur le taux d’abstinence. En juin 2017, sa prescription est interdite à haute dose, en raison d'une augmentation des hospitalisations et des décès parmi les quelque 200'000 personnes traitées depuis 2009. Très débattu par les spécialistes, s’il existe, l’effet du baclofène sur la réduction de l’envie d’alcool n’est pas démontré à large échelle. Aujourd’hui, aucun pays en dehors de la France ne recommande sa prescription dans le traitement de la dépendance à l’alcool.

Pourquoi un tel engouement pour un médicament dont la preuve d’efficacité n’est pas faite? Sur la base d’un seul témoignage!

On peut pourtant essayer de comprendre: 5% de la population est dépendante de l’alcool, des millions de personnes luttent au quotidien contre leur addiction. Les professionnels n’en peuvent plus, impuissants. Il y a peu, le traitement de l’alcoolisme consistait à ponctionner le liquide qui s’accumulait dans l’abdomen des cirrhotiques, familles et docteurs avaient baissés les bras depuis longtemps face à la force de l’addiction: «Vous avez de l’eau qui s’est accumulée dans le ventre. Oh ça m’étonnerait, je n’en bois jamais!». On se contentait de traiter les conséquences. Les psychiatres considéraient que l’alcoolisme n’est pas accessible à la psychothérapie parce qu’il n’est pas induit par un bug du développement psychique, comme les névroses par exemple. Ne pas mélanger les torchons et les serviettes. Les patients se voyaient prier de se débrouiller entre eux, comme le font courageusement les Alcooliques Anonymes. Au mieux on leur prescrivait un traitement aversif, le disulfiram, qui rend malade comme un chien celui qui cède à l’envie: traitement vétérinaire, donc. Généralistes et spécialistes attendent depuis longtemps le médicament qui permettra de surfer sur la vague du craving. La médecine n’aime pas trop l’impuissance.

Qu'a-t-on appris de cette saga? Chez l’humain, une addiction impliquant l'alcool peut-elle être raisonnablement résolue par un médicament qui supprime le craving? Ce que l’on sait, c’est que l'addiction à l'alcool est liée à une génétique favorable, qui explique 50% du risque. Certains traits de personnalité, l'impulsivité, la recherche de sensations fortes, sont autant de facteurs de risque. Mais l'addiction est avant tout tentative d'auto-traitement. Chez presque tous on trouve des plaies psychiques mal cicatrisées.

L'alcool constitue une sorte de refuge pour ne pas penser, un refuge dans un psychisme qui fait trop mal. L'alcool témoigne d'une maladie du lien. Il se substitue à l'autre qui ne vient pas en aide. L'alcool remplace.

Même dans le modèle animal, l'addiction semble être une maladie du lien. Le chercheur canadien Bruce Alexander l'a démontré. Son hypothèse, c'est que pour le rat, le problème, c'est peut-être plus la cage que le psychotrope. On le sait: un rat devenu dépendant de l'héroïne ou de la cocaïne s'administre des doses de plus en plus importantes jusqu'à en mourir. Le Dr Alexander a eu l'idée du "rat park", un Club Med pour les rats: des cages spacieuses, opulence, nourriture à profusion, sport, jeu et surtout beaucoup d’amis et du sexe à qui mieux mieux! Le constat est surprenant. Les rats consomment des drogues de manière récréative mais ne deviennent plus addicts.

Aucun médicament ne résoudra la blessure psychique, la maladie du lien. Mais pour ceux qui souhaitent trouver des alternatives à un auto-traitement par l'alcool, un médicament anti-craving efficace permettrait de mettre en veilleuse les mécanismes de l’addiction, de limiter ou d’interrompre la consommation, de reprendre ses esprits, d’avoir la patience de traiter ses blessures psychiques, de retrouver le choix de choisir.

Un anti-craving efficace ne serait pas miraculeux pour autant. Il pourrait constituer une illusion de liberté qui réduirait la perception du risque face à l'usage et au mésusage de psychotropes. Par rapport à l'alcool, il permettrait de dépasser les limites sans craindre l'addiction. Dans tous les cas, il ne guérirait pas de la blessure psychique. C’est le lien qui soigne. La recherche sur l’efficacité des psychothérapies suggère que ce n’est pas tant la technique utilisée qui compte, c’est la relation qui soigne: une nouvelle figure qui permet de mettre en scène une nouvelle image de soi, où les expériences de changement deviennent possibles, où le choix d’une vie un peu meilleure est envisageable. C’est une bonne et une mauvaise nouvelle: la mauvaise, c’est que le chemin de la guérison d’une blessure psychique est long, souvent escarpé, parfois sublime, tango d’enthousiasme et de doute. La bonne, c’est que les psychothérapies sont efficaces: c’est une danse à deux, avec un partenaire qui supporte bien faux pas et pertes d’équilibre. Olivier Ameisen a cru au médicament miracle. Cette croyance lui aura sans doute permis de se sentir moins seul.



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Médecin interniste, spécialiste de la prévention et du traitement des addictions, le Prof. Jean-Bernard Daeppen dirige le Service de médecine des addictions du CHUV, rattaché au Département de psychiatrie. Il y a développé un concept novateur modifiant l’approche thérapeutique des addictions et privilégiant une approche fondée sur les principes de l’entretien motivationnel.