Chronique
Texte: Bertrand Tappy
Photo: James king-holmes / Science photo library, newsom, Eric Déroze

Vis ma (dure) vie de chercheur

Derrière chaque avancée du savoir se cachent une
ou plusieurs études. Entre la recherche de fonds et la publication dans une revue scientifique, de quoi est fait le quotidien de ceux qui font progresser la recherche?

Si vous pensez que les scientifiques contemporains font leurs découvertes de génie en prenant leur bain ou durant une séance de bricolage sur l’horloge familiale, attendez-vous à une mauvaise surprise: au XXIe siècle, il peut s’écouler plusieurs années entre l’intuition de départ et l’achèvement du travail de recherche qui confirmera ou infirmera l’hypothèse.

Avant d’avoir l’illumination, le chercheur doit d’abord avoir une connaissance approfondie du domaine dans lequel il travaille, pour trouver une question originale basée sur une hypothèse. «Le premier travail du chercheur, qui conditionne l’issue même de son étude, consiste donc à consulter de manière critique le maximum de sources d’informations existantes pour être sûr que personne avant lui ne s’était penché de la même manière sur le même sujet, confirme Vincent Mooser, chef du Département des laboratoires du CHUV et vice-doyen de la recherche à la Faculté de biologie et médecine à l’Université de Lausanne. Le chercheur doit aussi s’assurer que son travail de recherche va répondre à une question importante. Cette étape nécessite de participer aux conférences ainsi que la consultation de nombreux ouvrages et articles. C’est une étape inconnue du grand public, mais elle est cruciale.» suivante est ce que l’on appelle le «design» de l’étude, explique Vincent Mooser: il s’agit de déterminer les méthodes qui seront employées, le nombre de volontaires dans le cas d’une étude clinique ainsi que les mesures qui devront être faites, par qui, sur quel laps de temps et avec quels outils. Une fois tout cela ficelé, le paquet doit être soumis, puis approuvé par un comité d’éthique avant de pouvoir lancer le travail de récolte des données.»

C’est bien à ce moment là qu’intervient le nerf de la guerre: la récolte de fonds. Il faut pouvoir financer le matériel, les locaux et les prestations, les salaires du personnel, les frais de soumissions du dossier aux différentes commissions ou encore les défraiements des volontaires. «Le financement peut venir de trois sources, continue Vincent Mooser: un fonds public comme le FNS, une fondation philanthropique ou bien de l’industrie. Chacun a ses avantages et ses défauts.»

Mais le manque de ressources financières n’est pas la seule épée de Damoclès suspendue au-dessus des chercheurs. Sur les dix ans que peut durer l’étude, les embûches sont nombreuses: les volontaires et les données peuvent s’avérer insuffisants, les résultats peu concluants... Pour mener leur projet à bien, les chercheurs du CHUV peuvent compter sur l’aide de la plateforme de soutien à la recherche clinique (PSRC) dont la mission est de les épauler durant toutes les étapes, du développement du concept, la méthodologie et ainsi de suite jusqu’à la clôture de l’étude. «C’est une vie qui nécessite de l’endurance et demande des qualités autres que les pures compétences scientifiques. Mais les résultats en valent la chandelle, lorsque le chercheur a fait avancer les frontières de la connaissance et ouvert parfois de nouveaux champs d’investigation.»

La dernière étape, soit la publication des résultats de l’étude dans une revue scientifique, n’est pas non plus une mince affaire: le va-et-vient du texte au fil des écritures, relectures et autres demandes de corrections peut s’étaler sur plusieurs mois avant que le texte ne soit rendu public. Cette notion de référencement est essentielle, car il permet de valoriser le travail effectué.

Actuellement, plus d’un million d’articles scientifiques sont publiés chaque année dans le monde. Cette production gigantesque pose aujourd’hui de gros problèmes. Le système du «peer review», qui impose que chaque article soit relu par un comité indépendant afin d’en garantir la qualité, est désormais remis en question. De nombreux soucis de lenteur et de négligence ont en effet été pointés ces dernières années. A en croire le magazine Technologist, il serait grand temps que cette technique fasse place à une politique orientée vers une publication automatique suivie d’une révision de l’ensemble de la communauté scientifique.

Combien de temps faut-il à un chercheur pour en arriver là? «Si votre travail exploite une base de données existante, cela peut prendre une année maximum, répond Vincent Mooser. Mais si vous partez de zéro, il faut parfois compter dix ans.»

Pour savoir si elle pourra avoir une vie longue et prospère, et si le chercheur souhaite en retirer un retour économique pour son institution, une découverte doit tout d’abord passer par la case du brevet, condition sine qua non pour être commercialisée. Et c’est un autre marathon tout aussi long, qui s’annonce. ⁄

Les règles du jeu ne sont pas claires

Francine Behar-Cohen* encourage les chercheurs à prendre davantage la parole pour défendre et protéger leurs idées.

Durant votre carrière, vous avez dû porter plusieurs casquettes (chercheuse, entrepreneuse, leveuse de fonds). Quel bilan en tirez-vous aujourd’hui?

Francine Behar-Cohen - Certainement celui d’une expérience enrichis- sante, puisqu’il faut apprendre sur le terrain et être confronté à des situations et des personnes nouvelles. Par contre, le problème réside dans le manque de transparence du système, les situations de conflits d’intérêts et le manque de protection des chercheurs dans ce système. Les règles du jeu ne sont pas claires et cela conduit à des abus. De nombreux chercheurs refusent de rentrer dans la valorisation de leurs découvertes, car ils savent qu’ils risquent d’y laisser un peu de leur âme. Des cellules de soutien se sont développées depuis ces dernières années et ont apporté une aide importante sur les aspects de pro- priété intellectuelle, mais il faut repenser le système.

Vous avez présenté l’an passé un TEDx baptisé «no market, go away». Pensez-vous qu’il reste toutefois une place pour la recherche qui ne promet pas de retour d’investissement?

Francine Behar-Cohen - Pour la recherche, oui. Pour le développement, non. Le fait est que de nombreuses substances ou médicaments qui ne sont plus couverts par des brevets pourraient encore être améliorés, mais qui pourrait accepter de s’en charger, la chose ne rapportant pas de bénéfices importants? Même chose pour développer la recherche pour des maladies rares, mais ensuite, qui va continuer le travail si les recherches sont fructueuses? Qui va investir les gros montants du développement?

Quels sont les enjeux de la prochaine génération de chercheurs?

Francine Behar-Cohen - Ils doivent communiquer davantage et «prendre leur place» dans la société. L’ouverture indispensable de ce métier ne doit pas se limiter au monde scien- tifique. Le Géo Trouvetou dans son labo, détaché du monde et déconnecté, ne pourra pas survivre. Nous sommes dans un monde de la communication et il faut prendre la parole pour défendre nos idées. Ce sera l’enjeu de demain.



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Francine Behar-Cohen

Francine Behar-Cohen est la directrice de l'Hôpital Ophtalmique Jules-Gonin. Elle a notamment dirigé une cellule de rechercher de l'INSERM dédiée à la compréhension des mécanismes des maladies oculaires et aux innovations thérapeutiques. Elle a également créé la start-up Optis.

FNS

Institution créée voilà plus de 60 ans, le Fonds national suisse a déjà versé plus de 11 milliards de francs dans la recherche scientifique helvétique, dont plus de 800 millions en 2013.

Financement

Un fonds public est plus sélectif et donc prestigieux, mais les montants sont souvent limités. Les fonds provenant d’une fondation parviennent plus rapidement que ceux publics, mais les montants sont imprévisibles. Les montants versés par l’industrie sont plus importants mais les sponsors sont préoccupés par des questions scientifiques relatives à leur business; il existe donc un risque que le chercheur soit influencé dans ses objectifs. Un contrat est alors obligatoire pour protéger les intérêts de l’institution.

Différence recherche Clinique / Fondamental

On parle de recherche clinique dès qu’une étude est effectuée sur l’être humain ou sur un échantillon humain. Elle fait d’ailleurs l’objet d’une loi (Loi relative à la recherche sur l’être humain) entrée en vigueur au 1er janvier 2014. Elle peut être observationnelle (lorsqu’elle se limite à examiner des volontaires) ou interventionnelle (lorsqu’on souhaite tester un produit, un comportement ou un appareil). La recherche fondamentale, elle, analyse principalement des modèles cellulaires, tissulaires ou animaux.

Géo Trouvetou

Personnage issu de l’univers Disney, Géo Trouvetou symbolise l’inventeur excentrique aux yeux du grand public, à tel point que son nom est passé dans le langage courant.