Interview
Texte: Stéphanie de Roguin
Photo: DR

«On peut identifier un individu grâce aux caractéristiques uniques de son microbiote»

Le philosophe des sciences français Thomas Pradeu expose le rôle que jouent les bactéries dans la constitution de notre être.

La science dit que les bactéries présentes dans l’intestin, par exemple, sont spécifiques à chacun et constituent l’un des moyens les plus sûrs pour identifier quelqu’un. Est-ce une méthode plus précise que l'analyse de gènes?

Depuis une quinzaine d’années, le monde scientifique observe que d’autres éléments que les gènes contribuent à nous définir. C’est le cas du microbiote intestinal, mais également de celui du poumon ou de la peau. Dès le début des années 2010, beaucoup d’applications utilisant le caractère unique à chacun du microbiote ont été évoquées. Celle de la police scientifique notamment a beaucoup fait parler d’elle; elle consiste à identifier un individu grâce aux caractéristiques uniques de son microbiote. Entre de vrais jumeaux, le code génétique est identique (à quelques mutations près), mais leurs deux microbiotes peuvent révéler de nombreuses différences, en fonction du milieu dans lequel ils vivent, de leur histoire personnelle... Mais attention, cela ne veut pas dire que les gènes n’ont pas d’importance pour comprendre l’individualité humaine. Les découvertes récentes viennent s’ajouter à ce que l’on savait déjà, constituant une diversité incroyable d’éléments qui forment ce qui se passe en nous. C’est ça le gros changement, l’enrichissement de notre connaissance des facteurs qui, ensemble, contribuent à définir notre identité et notre unicité.

Quels autres éléments participent à nous définir et à faire de nous un être unique?

En plus du microbiote et des gènes, on peut citer l’épigénétique, les systèmes nerveux et immunitaires. Le premier élément est vu comme extérieur à l’organisme, tandis que les quatre autres sont considérés comme étant propres à l’organisme. On peut alors se demander, et des recherches sur ces questions sont menées, comment opérer de manière objective cette distinction, qui reste souvent intuitive, entre un «intérieur» et un «extérieur»? L’organisme peut-il dans certains cas intérioriser cet extérieur, en intégrant en son sein des éléments qui, au départ, apparaissaient comme «étrangers»? On en vient à la notion d’individu au sens philosophique du terme, en le délimitant du point de vue temporel mais surtout spatial.

Est-ce que les notions d’inné et d’acquis s’utilisent encore?

Dans les années 1970 déjà, des voix s’élevaient pour affirmer que cette distinction n’avait plus de sens. Cependant, dans les travaux actuels, cette idée revient sans cesse. On dit généralement qu’il y a, dans la plupart des phénomènes biologiques, un peu d’inné et un peu d’acquis. La distinction entre inné et acquis est en réalité très fragile, même si notre éducation fait qu’il est difficile de s’en défaire. Dans un très beau livre, la psychologue américaine Susan Oyama a décrit «l’ontogénie de l’information», soulignant que même l’information génétique se construit au travers d’un contexte, d’un environnement. La biologie du développement étudie aujourd’hui comment, par exemple, le microbiote peut être responsable de l’activation de certains gènes qui jouent un rôle important dans le développement de l’organisme. Il existe une transmission verticale du microbiote entre la mère et l’enfant, très forte chez les insectes par exemple.

Chez l’homme, après dix-huit mois environ, le bébé possède son propre microbiote, distinct de celui de la mère, mais on observe néanmoins que le microbiote de la mère influence le fœtus pendant une période décisive de son développement.

L’identité de chacun serait formée d’altérité, de partage et de permanence du soi, c’est cela?

Notre identité se nourrit des contacts que l’on a avec l’extérieur. Quand quelqu’un se fait vacciner ou interagit avec un micro-organisme, son système immunitaire va s’adapter et se construire en fonction de ce nouvel élément. La construction de notre personne se fait également au travers de nos influences sociales, d’amis, de professeurs… C’est là que la psychologie et la sociologie rencontrent la biologie, ce qui est rare. L’autre peut aussi devenir constitutif de vous: dans certains cas, par exemple, un composant du microbiote (bactérie, virus) est reconnu, puis toléré par le système immunitaire de l’organisme et il peut même parfois jouer un rôle fonctionnel essentiel dans l’organisme.

Pourquoi est-ce si important pour chacun de nous de savoir «qui l’on est»?

Cette question est fondamentale en philosophie, qui se découpe entre savoir ce qui fait l’espèce humaine, d’une part, et découvrir ce qui me différencie des autres êtres humains, ce qui fait mon unicité, d’autre part. Selon les auteurs et les époques, on a considéré que le propre de l’Homme était de rire, de raisonner, ou encore la faculté du langage. La question de l’unicité de chacun existait déjà dans l’Antiquité, puis est revenue en force avec les philosophes des XVIe et XVIIe siècles.

L’Homme a toujours eu besoin de se comprendre, de donner une direction à sa vie, de réaliser qu’il fait partie de la Nature. Toutes les questions écologiques en vogue actuellement vont dans ce sens… Ce que l’homme fait endurer à son environnement ne va-t-il pas bientôt se retourner contre lui? L’idée de donner un sens à sa vie, que l’on sait éphémère, tout en n’allant pas tout à fait dans le même sens que nos semblables, s’observe notamment dans les traditions, des signes d’une identité de groupe avec cependant une distinction propre. C’est dans cette voie étroite, entre la revendication de l’appartenance à un collectif et le souhait de se différencier d’autrui, que se construit l’identité de tout être humain. ⁄



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Bio

Thomas Pradeu est directeur de recherche au CNRS à Bordeaux, où il mène des recherches en philosophie des sciences dans le laboratoire ImmunoConcept (UMR5164). Il a publié en 2010 «L’identité, la part de l’autre», en collaboration avec l’immunologiste Edgardo D. Carosella.