Editorial
Texte: Béatrice Schaad, responsable éditoriale
Photo: Patrick Dutoit

Voir avec les oreilles, par Béatrice Schaad

«Ceci n’est pas une pipe.» En l’écrivant, Magritte s’est amusé d’un doute universellement partageable: voit-on bien la réalité?

Ou celle-ci est-elle le fruit d’une construction mentale que chacun perçoit à sa façon? Autrement dit, le monde n’est pas le monde, mais le regard que l’on porte sur lui et qui le transforme. La perception, fabuleuse de complexité comme en attestent les travaux qui ont conduit des aveugles à littéralement voir avec les oreilles, est tout à la fois le fruit de sa propre sensibilité, de son histoire de vie, de sa culture, de ses sens et de l’instant. Une expérience infiniment personnelle mais aussi – et c’est sans doute le plus miraculeux – étonnamment partageable. Aristote l’avait bien compris, lui qui avait ajouté un sixième sens aux cinq premiers, très différent de l’ouïe, de l’odorat ou du goût et capable de les fédérer: un sens commun. Une sorte de garantie de tomber d’accord avec son voisin sur ce qui est beau ou ce qui fait mal, un consensus, un rempart contre la solitude.

Reste à savoir si ce consensus est amené à perdurer. Car au cours de la dernière décennie, l’essor fabuleux des neurosciences n’en finit plus de chahuter l’idée même de ce sens commun. En étudiant de façon toujours plus fine les mécanismes de la perception, l’imagerie médicale amène à établir à quel point ils sont personnels et extrêmement variables d’un individu à l’autre.

Il est frappant de constater que faisant écho à une société qui accorde toujours plus de place à l’individualité, qui encourage chacun à se singulariser, à se mettre en scène, une société d’un moi avide, la technologie médicale conduit elle aussi à se concentrer toujours davantage sur l’individu. Ainsi les premières découvertes de Crick et Watson sur la structure de l’ADN voilà 60 ans ont conduit à l’essor de la médecine personnalisée. Et aux questions éthiques qu’elle soulève: la médecine génomique et les potentialités de développer telle ou telle pathologie modifient l’approche du traitement. Confrontés au risque, le patient comme le médecin pourraient être toujours plus souvent tentés de prévenir que de guérir. Cette médecine qui promet des soins taillés à la mesure de ses gènes est-elle abordable financièrement? Et peut-on la refuser à des patients qui paient des primes toujours plus onéreuses?

Cette tension entre l’intérêt porté à la spécificité de l’individu et la nécessité de pouvoir généraliser les découvertes au plus grand nombre est propre à l’histoire des sciences. A la différence près qu’aujourd’hui la pression est sans doute plus forte. Tout l’art pour la recherche va donc consister à maintenir simultanément ses efforts sur l’étude de l’individu mais aussi sur celle du groupe et sur le développement de réponses thérapeutiques applicables également au plus grand nombre.



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