Interview
Texte: Rachel Perret

«La crise a montré un visage plus humain de l’hôpital»

Le CHUV a hissé la voile « plan catastrophe » un mardi, le 4 février. Le Prof. Philippe Eckert dirigeait le bateau depuis cinq semaines seulement.

in vivo Lorsque la pandémie a été déclarée, vous veniez d’entrer en fonction comme directeur général du CHUV. Comment avez-vous vécu ce baptême du feu ?

Philippe eckert Plutôt bien. Nous avons dû instaurer un mode de fonctionnement particulier (voir l’infographie en fin d'article) et pour moi qui démarrais dans cette nouvelle fonction, cela a peut-être été plus aisé que de m’insérer dans une organisation préexistante. Paradoxalement, la situation était claire, car nous avions un seul sujet de préoccupation, même s’il était majeur.

iv Formellement, vous étiez encore le chef du Service des soins intensifs. Cette double casquette a-t-elle été un atout ?

Philippe eckert J’étais en terrain connu, c’est vrai, mais j’ai surtout eu la chance de pouvoir m’appuyer sur une équipe de confiance et déléguer la conduite du service au Prof. Mauro Oddo, médecin-chef aux Soins intensifs. Par ailleurs, lorsque j’étais en poste à la direction de l’Hôpital de Sion (VS), nous avions élaboré un plan de crise sanitaire dans le contexte de la grippe aviaire. Cette expérience m’a été très utile. J’aime cette organisation de crise, car les choses vont vite, les chaînes de décisions sont courtes et les échanges constants. Aujourd’hui, cela va nous permettre de repenser le fonctionnement de l’hôpital, en gardant de la crise ce qu’elle a eu de positif.

iv C’est-à-dire ?

Philippe eckert Lors de chacune de mes visites dans les services, j’ai été frappé par la cohésion de l’hôpital, sa sérénité et sa capacité à se réorganiser autour d’une problématique. Tous les secteurs ont très bien fonctionné
et nous avons vu une magnifique miseen commun de compétences multiples. J’aimerais que cette crise nous fédère davantage autour de notre institution et d’objectifs communs. J’aimerais que chacun reste conscient de l’importance de son rôle et de sa valeur, que chacun garde cet état d’esprit tourné vers la recherche de solutions. L’évolution de l’hôpital passera par davantage de participation, d’échanges et d’explications, avec une structure centrale très bien organisée.

«Il n’y a pas de solutions toutes faites, que ce soit dans la gestion de la crise ou dans la recherche médicale.»

iv Comment se sont passés les échanges et les prises de décisions avec le canton ?

Philippe eckert La collaboration avec la cheffe du Département de la santé et de l’action sociale, Rebecca Ruiz, s’est établie immédiatement et a été excellente. Le partage d’informations et des décisions s’est fait en direct, de façon fluide et rapide. Je pense que notre conseillère d’État (ndlr : en poste depuis un an) savait déjà qu’elle pouvait avoir confiance dans notre institution, mais elle a pu le vérifier. En soutenant le canton, notamment pour l’approvisionnement en matériel de protection, le CHUV a joué un rôle déterminant. Tout le réseau hospitalier vaudois s’est mobilisé pour augmenter ses capacités en soins intensifs et cela a très bien fonctionné.

iv Cet épisode peut-il marquer un tournant et remettre en cause le principe de concurrence dans le domaine de la santé ?

Philippe eckert Cette crise sanitaire nous aura au moins permis de tous nous rencontrer, cliniques et hôpitaux, autour d’un enjeu commun et j’espère que cela engendrera des partenariats équilibrés. Cet épisode pourrait aussi avoir l’effet contraire et voir tout le secteur désireux de rattraper la baisse de l’activité. Une certaine concurrence demeurera toujours et elle peut être saine si elle nous pousse à nous améliorer. Mais l’offre ne devrait pas induire une demande excessive. Autrement dit, il faut un système de santé performant pour bien soigner les gens, mais sans faire davantage que ce qu’il convient de faire et tomber dans la surconsommation. Une limite difficile à trouver.

iv Avez-vous ressenti une pression à sauver, à ne pas pratiquer de retraits thérapeutiques et à faire mieux que ce que font usuellement les soins intensifs ?

Philippe eckert Non, aucune. Nous avons pratiqué la même politique, qui est en phase avec ce que veulent les patients, leurs chances de survie et d’évolution en termes de qualité de vie. L’équilibre entre le risque de s’arrêter trop tôt et de faire de l’acharnement thérapeutique reste toujours un exercice compliqué et nécessite de beaucoup dialoguer entre cadres soignants et avec les proches. En ce sens, la crise a été bénéfique car elle nous a permis d’expliquer ce que sont les soins intensifs, une aventure loin d’être anodine qui peut sauver beaucoup de monde mais pas tout le monde et qui peut laisser des séquelles.

iv Comment la médecine peut-elle revendiquer ses impuissances ? Doit-elle le faire ?

Philippe eckert Pour moi, il n’y a pas d’aveu d’impuissance, mais un devoir de vérité. Il est important que la population comprenne qu’il n’y a pas de solutions toutes faites, que ce soit dans la gestion de la crise ou dans la recherche médicale. Mettre au point un nouveau traitement ou un vaccin n’est pas simple et, si les progrès de la médecine sont majeurs, nous ne pouvons pas toujours tout soigner. Nous avons des limites. Nous sommes mortels. Les professionnels de la santé sont là pour entourer la population, mais elle doit assumer sa part en prenant aussi soin d’elle-même.

« Je suis toujours étonné d’observer à quel point il est difficile de dire que quelque chose a bien fonctionné.»

iv La crise a été marquée par une vague de soutien sans précédent de la part de la population. Quel impact sur la relation soignant-soigné ?

Philippe eckert La crise a aussi beaucoup montré les autres professionnels, non soignants, qui participent à la vie de l’institution.
Ce mouvement de solidarité aura été l’occasion de donner un visage plus humain à l’hôpital, parfois vécu comme un monstre de technologies, mais qui est avant tout un ensemble d’hommes et de femmes. J’espère que cela va contribuer à rassurer les patients.

iv Dans le même temps, l’hôpital n’a jamais été aussi peu accessible et s’est transformé en une sorte de forteresse. Le lien entre l’hôpital et ses usagers est-il abîmé ?

Philippe eckert Je ne crois pas car les raisons de la limitation des visites ont été bien expliquées et le lien entre les services, les patients et les proches n’a jamais été rompu. Au contraire, l’importance de cette relation n’a peut-être jamais été autant thématisée et soignée que durant cette période. Elle a donné lieu à de nombreuses initiatives qui, pour beaucoup, modifieront l’hôpital.

iv Certains philosophes, comme André Comte-Sponville, se sont insurgés contre la limitation des libertés imposées notamment aux personnes âgées au nom de leur protection. Pensez-vous que nous soyons allés trop loin, que nous développons une obsession du risque zéro au détriment des libertés individuelles ?

Philippe eckert C’est toute l’ambiguïté de la société actuelle. On se plaint de la limitation des libertés tout en pointant du doigt le nombre élevé de décès dus au coronavirus. Nous ne pouvons pas tout avoir. Je pense que la société a le devoir de protéger tout le monde. C’est exact que les mesures de protection pour les personnes âgées ont été plus fortes que pour les jeunes, mais parce que ce sont elles que le Covid-19 tue le plus. Quelle légitimité peut-il y avoir à sacrifier une partie de la société au nom des libertés individuelles ? La responsabilité était collective, bien au-delà du cercle familial. Je suis toujours étonné d’observer à quel point il est difficile de dire que quelque chose a bien fonctionné. Lorsque nous regardons dans le rétroviseur, il faut reconnaître les erreurs commises, mais également replacer les décisions dans leur contexte. En l’occurrence, j’estime que les décisions politiques ont été courageuses et nécessaires.

iv Que pensez-vous des applications
qui permettent de tracer les personnes contaminées ?

Philippe eckert Le principe de tracer et de retrouver les personnes de contact pour les isoler n’est pas nouveau, cela s’est toujours fait dans les épidémies antérieures et c’est une bonne chose. Il s’agit de prendre toutes les précautions pour que la sphère privée soit respectée, régler les questions éthiques et juridiques, mais il ne faut pas renoncer à un outil moderne et utile.

iv Cet été, irez-vous en famille à la plage, derrière des cages en plexiglas ?

Philippe eckert Je ne suis pas un adepte de la plage,
cela tombe bien ! Nous avions de toute façon prévu des vacances en Suisse cette année. C’est ce que nous allons faire et je m’en réjouis. Le monde qui se dessine pour nos enfants, avec les difficultés liées à la consommation des ressources de la Terre, du réchauffement climatique et du fossé qui se creuse entre les ultrariches et les personnes dans le besoin, me questionnait déjà beaucoup. Le Covid-19 n’aura pas changé cela. /



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