Chronique
Texte: Benoît Dubuis
Photo: DR

Quand se mettre au service des autres est une vocation

Son futur et celui des siens avaient explosé sur une mine antipersonnelle. Pourtant l’engagement du CHUV et de son directeur allaient rallumer l’espoir.

Handicap, précarité, pauvreté: le cycle infernal bien connu qui affecte non seulement la personne, mais sa famille, ses proches. Vous penserez immédiatement à des contrées lointaines, à des guerres oubliées, et pourtant ce drame humain s’est joué il y a quelques années seulement à quelques milliers de kilomètres de la Suisse, et il n’est pas isolé.

Dans les Balkans, la guerre, les aspirations à l’indépendance, les déplacements de populations ont laissé des traces profondes, des divisions douloureuses relevant des religions, des ethnies, des nationalités… ou simplement de l’Histoire. Dans ces contextes difficiles, de nombreux «laissés-pour-compte» souffrent dans leur quotidien et rêvent d’un avenir au-delà des frontières de leur pays. Mais quand le handicap s’en mêle, la précarité devient inéluctable et la solidarité, le seul espoir. Cette solidarité, c’est d’abord celle de familles, de proches, de communautés, mais cela doit également être la nôtre.

L’histoire avait commencé ici avec elle. Elle, c’est une femme de ménage, qui travaille dur et bien. Elle a rejoint son mari en Suisse et voit en notre pays un tremplin pour elle-même et ses enfants, à qui elle ne cesse de rappeler la valeur de l’accès à la formation. Ceux-ci le lui rendent bien, en prenant avec volonté la tête de leurs classes respectives. Ils voient en notre pays un terreau pour leur développement et nous pouvons nous en réjouir. Mais sa famille est restée dans son pays. Son père est souffrant et son espoir est à la ville située à quelques heures de route de la campagne qui les a vus naître. Comment se payer les médicaments prescrits? Comment ne pas être tenté d’interrompre le traitement au plus vite pour éviter des coûts prohibitifs, alors qu’il fait de son mieux pour aider son fils. C’est lui qui a sauté sur une mine alors qu’il était jeune. Alors on lui a posé une prothèse, un rayon d’espoir qui s’est éteint avec le temps, bien trop rapidement. En grandissant, cette dernière est devenue inadaptée, et désormais il fait partie des oubliés du système de santé. Comment trouver un travail quand il vous manque une jambe, dans un pays où votre éducation et la situation économique vous éloignent du secteur tertiaire? Un handicap qui vous englue dans la spirale de la précarité, embarquant par là même toute votre famille. Une nouvelle prothèse serait un premier pas pour lui offrir un futur.

Touché par la détresse pesante de cette femme de ménage qui serait prête à tout pour aider sa famille, mais dont l’altruisme est à la mesure de son impuissance à trouver une solution, je contacte Pierre-François au début des années 2010, moins comme directeur du CHUV que comme chirurgien orthopédiste. C’est un des appels téléphoniques qui restera parmi les plus marquants de ma relation avec lui.

Que savait-il de cet homme? Rien! Tout comme moi. Et pourtant, touché par la détresse humaine provoquée par ce handicap, il écouta, et, spontanément, il fit de ce cas, son cas.

Quelques jours plus tard, il me demanda des informations médicales pour travailler sur une solution, impliqua le fonds humanitaire du CHUV. Un miracle pour cet homme qui n’était jamais sorti de son pays, qui se voyait offrir une prise en charge et la remise d’une prothèse adaptée par des personnes dont il n’avait jamais entendu parler. Un miracle rendu possible par un autre homme, Pierre-François, qui avait fait preuve d’une humanité hors norme, fidèle à sa vocation de médecin: se mettre au service des autres.

Une chaîne de solidarité allait répondre aux nombreux défis qui se présentaient. Incapable de se déplacer par lui-même ou de s’offrir un vol, il fût pris en charge par des transitaires, accueilli par sa famille durant cette période. Ses compatriotes se chargèrent de la traduction lors des examens médicaux, et des transferts entre l’hôpital et son lieu d’hébergement. Un mois plus tard, il se voyait remettre une prothèse toute neuve. Après les adaptations habituelles, l’apprentissage de sa manipulation et de sa maintenance, il quitta la Suisse, et, rentré, il ne tarda guère à trouver un travail.

La reconnaissance s’exprima plus par des regards que des mercis rhétoriques, et quelques mois plus tard, à la faveur d’un voyage au pays, sa famille, s’excusant de ne rien pouvoir nous offrir, nous faisait parvenir deux paires de chaussettes. Le mouton avait été tué, la laine filée, les chaussettes tricotées. Trop chaudes pour être vraiment portées, elles resteront le témoignage de reconnaissance de celui qui donne ce qu’il a de plus précieux: son temps, exprimé dans un ouvrage dont le geste dépasse très largement la valeur pécuniaire.

C’est dans ces situations que l’Homme se révèle dans sa grandeur. Bien au-delà de l’Homme de science, du directeur de cette institution prestigieuse qu’est le CHUV, je retiendrai ce magnifique témoignage d’humanité de la part d’un médecin au service des autres. Ce don gratuit et désintéressé qui était jusqu’alors resté sous le boisseau.

Merci, Pierre-François, pour lui et pour tous les autres que tu as aidés, sans bruit, avec humilité et humanité.



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Ingénieur, entrepreneur, président de la Fondation Inartis et directeur du Campus Biotech, Benoît Dubuis consacre exceptionnellement sa chronique au Prof. Pierre-François Leyvraz.