Innovation
Texte: Erik Freudenreich

Surveiller les eaux usées pour prévenir les pandémies

L’analyse d’échantillons provenant de stations d’épuration devient toujours plus précise. Plusieurs initiatives ont été lancées en Suisse pour mettre en place un système d’alerte en cas de pandémie basé sur cette approche. Texte :

Traquer le Covid-19 en étudiant les eaux usées des toilettes des avions. C’est l’une des mesures recommandées par l’Union européenne en début d’année, à la suite de la flambée de cas enregistrés en Chine. Les autorités de plusieurs pays, dont la Belgique et le Canada, ont décidé d’implémenter cette méthode d’analyse. Concrètement, les eaux usées sont extraites dès l’atterrissage de l’appareil et transmises à un laboratoire. Celui-ci procède alors à un séquençage qui permet d’identifier les variants présents et d’évaluer le degré de circulation du virus.

Les aéroports de Genève et de Zurich n’ont pas adopté cette mesure pour l’instant. Mais elle fait l’objet d’un projet
de recherche amorcé au moment de la crise sanitaire par des équipes de recherche suisses, en collaboration avec l’Eawag, l’Institut fédéral pour l’aménagement, l’épuration
et la protection des eaux (voir encadré). Les scientifiques ont notamment réussi à détecter la présence du Covid-19 dans les eaux usées à travers des échantillons prélevés lors de la première phase de la pandémie. À terme, l’objectif vise à constituer un système d’alerte précoce. Plusieurs initiatives sont d’ailleurs en cours au niveau suisse pour instaurer un tel dispositif de manière pérenne.

Comprendre l’impact

« L’analyse des eaux usées est une approche intéressante, qui peut donner beaucoup de renseignements sur l’activité humaine et l’impact sur l’environ­nement, y compris l’apparition de pathologies », explique Marc Augsburger, responsable de l’Unité de toxicologie et de chimie forensiques (UTCF), qui fait partie du Centre universitaire romand de médecine légale. C’est un sujet qui suscite un fort intérêt auprès des scientifiques depuis une vingtaine d’années, et ce, pour plusieurs raisons. « La première, c’est que les eaux usées sont le reflet d’une activité humaine d’un bassin de population donné
et que leur analyse permet d’éviter de faire des prélèvements biologiques sur un nombre important de personnes. »

Elle permet aussi de mieux comprendre et de prévenir l’impact de certaines industries ou infrastructures. « Un hôpital, par exemple, délivre beaucoup de médicaments, dont certains présentent une certaine toxicité pour l’environnement ou les humains. Comme ces molécules ne peuvent souvent pas être filtrées par les stations d’épuration, disposer d’informations provenant des eaux usées permet de procéder à une meilleure analyse de risques et d’implémenter des mesures plus en amont. »

L’expert souligne cependant les défis techniques qui restent à relever en la matière. « Cela demeure une méthode d’analyse qui est davantage qualitative que quantitative. Ainsi, les concentrations mesurées
ne seront pas les mêmes à la suite d’un orage ou pendant une période de sécheresse. » Aussi, les molécules rejetées dans l’urine ont été transformées par le corps, ce qui là encore complique le calcul des concentrations. D’autant plus qu’il faut avoir auparavant identifié les marqueurs pertinents des substances recherchées. « Un tel monitoring se montre particulièrement intéressant s’il est effectué dans le temps. Par exemple, on peut observer une augmentation de la présence de substances illicites dans un endroit donné au moment de l’organisation d’un événement de grande ampleur comme un festival de musique. »

Accélérer la prise de décision

Le think tank suisse Pour Demain vient de publier une étude sur les avantages d’un système d’alerte précoce institutionnalisé basé sur l’analyse continue des eaux usées. Réalisé en collaboration avec le cabinet de conseil Eraneos et le bureau d’études Infras, le rapport souligne
qu’un tel dispositif permettrait d’économiser jusqu’à 30 milliards de francs en cas de pandémie en Suisse.

L’étude suggère d’instaurer une surveillance permanente de cinq agents pathogènes présentant le plus grand
potentiel pandémique dans 50 à 100 stations d’épuration
en Suisse, soit le Covid-19, les autres coronavirus, les virus de la grippe, la variole et la rougeole. Une mesure complétée par le séquençage génomique de ces agents pathogènes à partir d’échantillons provenant des hôpitaux, des cabinets médicaux et des eaux usées, ainsi qu’une meilleure gestion des données récoltées pour permettre une prise de décision plus rapide en cas de crise sanitaire.

« Un système d’alerte précoce agit comme un détecteur à incendie ou un bulletin d’avalanches », illustre Laurent Bächler, chargé de programme biosécurité du think tank Pour Demain. « La surveillance des agents pathogènes peut éviter des coûts humains et économiques importants, non seulement en période de pandémie,
mais aussi en temps normal, par exemple grâce à une
meilleure connaissance des bactéries résistantes aux antibiotiques. »

Un fort retour sur investissement

L’étude a pris en compte trois scénarios : une pandémie
similaire au Covid-19, une pandémie forte et une situation pandémique extrême. Elle estime les pertes humaines et économiques évitées lors de la première apparition d’un agent pathogène dangereux, grâce à l’avance gagnée par le système d’alerte, permettant par exemple de décréter un confinement cinq ou dix jours plus tôt.

« La prochaine pandémie n’est qu’une question de temps et la probabilité qu’elle soit plus grave que le Covid-19 est élevée, soulignent les auteurs de l’étude. Avec des dépenses annuelles d’environ 5 millions de francs en cas de situation normale, non pandémique, les coûts d’investissement sont faibles par rapport aux avantages
positifs étendus – plus d’un milliard de francs dans un cas de pandémie similaire à celle du Covid-19, et jusqu’à 15 à 30 milliards dans les scénarios forts et extrêmes. Des études de l’Imperial College London et de McKinsey montrent que les investissements dans la préparation et la lutte contre les pandémies sont rentables. »

Des débats sur l’adoption d’un tel système sont également en cours au niveau politique. Ainsi, la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique du Conseil national a déposé en fin d’année dernière un postulat pour que le Conseil fédéral étudie l’extension du monitoring des eaux usées du Covid-19 à d’autres pathogènes.
Le gouvernement s’est montré favorable à ce postulat, qui devrait être traité par le Parlement ces prochains mois. /

Un projet de recherche du Fonds national suisse

Quels sont les moteurs de propagation des virus ? À quelle vitesse peut-on identifier les variants responsables d’une vague ? Comment un virus pandémique devient-il endémique ? Voici quelques-unes des questions soulevées par le projet « WISE » (Wastewater-based Infectious Disease Surveillance) du Fonds national suisse. Celui-ci réunit des chercheureuses de l’Institut fédéral pour l’aménagement, l’épuration et la protection des eaux et desécoles polytechniques fédérales de Zurich et de Lausanne.

L’étude a commencé au mois de novembre 2022 et vise à développer les méthodes et les analyses de la surveillance des maladies infectieuses basée sur les eaux usées établies au moment de la pandémie de Covid-19. Des échantillons sont analysés chaque semaine à partir de six stations d’épuration réparties en Suisse.



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Dans le laboratoire de Dübendorf, en Suisse, une collaboratrice place des échantillons d’eaux usées dans un congélateur, à -60 degrés.

Le département de microbiologie environnementale
de l’Institut fédéral des sciences et technologies aquatiques s’intéresse à la surveillance
des coronavirus dans les eaux usées.