Innovation
Texte: Jean-Christophe Piot
Photo: MYN/NIALL BENVIE/NATURE PICTURE LIBRARY/SCIENCE PHOTO LIBRARY

Vers la révolution du sang artificiel

En Suisse, les dons de sang parviennent à couvrir les besoins. Au niveau mondial, par contre cette ressource manque. Le développement de produits de substitution au sang humain laisse entrevoir de nouvelles perspectives.

En Suisse, un stock de 700 poches de sang est actuellement nécessaire pour répondre aux besoins. « Il existe des tensions récurrentes, surtout en début d’année et pendant l’été. Mais les stocks permettent de faire face, avant tout grâce à la remarquable solidarité des donneurs », explique Michel Prudent, responsable au sein de Transfusion Suisse, l’organisation qui chapeaute les 11 centres régionaux du pays. Environ 2,5% des habitantes du pays poussent régulièrement les portes d’un centre de transfusion, soit 160’164 personnes en 2020. Leurs 270’000 dons annuels intègrent ensuite un système bien rodé.

Le système de récolte s’est optimisé au cours de la dernière décennie, permettant une planification efficace, même en cas de pandémie. « Nous avons heureusement la chance de pouvoir compter sur la fidélité des personnes qui donnent leur sang. Elles sont particulièrement réactives lorsque nous lançons une campagne d’appel urgente », détaille Bernhard Wegmüller, à la tête de Transfusion CRS depuis bientôt quatre ans. Précisément, ce sont 266’161 dons du sang qui ont été recensés en 2020 (contre 271’624 en 2019), alors même qu’apparaissait une pandémie sans précédent. La faiblesse de ce recul « s’explique par le fait qu’en dehors du respect des consignes sanitaires, le don est resté possible durant toute la pandémie. Puisque le virus ne se transmet pas par le sang, il n’y a aucun risque de contamination par ce biais. »

Le vieux rêve du sang de synthèse

Si la Suisse parvient à entretenir une bonne gestion de ses stocks, la situation est autrement plus préoccupante au niveau mondial. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) ne cesse d’ailleurs d’alerter sur une pénurie chronique qui se double d’une forme d’injustice sanitaire. Alors que 118 millions d’unités de sang sont collectées chaque année, 40% le sont dans des pays à revenu élevé où vit seulement 16% de la population mondiale. Conséquence : beaucoup de personnes n’ont pas accès en temps voulu à des poches de sang correctement conservées, et donc suffisamment sécurisées. L’OMS appelle régulièrement à une meilleure structuration des organismes chargés d’organiser la chaîne transfusionnelle. La réponse pourrait venir des laboratoires, depuis longtemps en quête d’un produit de substitution capable de remplacer totalement ou en partie le sang humain.

En théorie, l’idée n’a que des avantages. Des substituts sanguins produits à partir du groupe dit universel, O négatif, pourraient soigner toute personne sans craindre des réactions immunologiques. En les stérilisant pour détruire les bactéries et les virus, de tels produits permettraient d’éliminer tout risque de transmission de maladies infectieuses. Enfin, la durée de conservation pourrait aller au-delà des délais propres au sang humain, soit une semaine pour les plaquettes et 49 jours pour les globules rouges.

Reste que passer de la théorie à la pratique n’est pas évident, souligne Michel Prudent. Le sang est un produit complexe. Car ce fluide vital présente une grande diversité. Malgré la découverte, au début du XXe siècle, des groupes sanguins puis des rhésus, il reste encore 250 types de sang dits rares, qui n’entrent pas dans cette catégorisation. Des dizaines d’antigènes différents distinguent les cellules sanguines d’un individu. Les personnes aux caractéristiques sanguines rares sont ainsi particulièrement recherchées pour le don.

Le sang est également complexe par la variété des fonctions des éléments qui le constituent. « Les hématies sont utilisées en chirurgie et en traumatologie pour oxygéner les organes, mais elles permettent aussi de lutter contre des maladies héréditaires comme la drépanocytose, une maladie génétique qui déforme les globules rouges. Des protéines comme l’albumine et les immunoglobulines présentes dans le plasma jouent de leur côté un rôle sur la pression sanguine ou sur le renforcement de la protection immunitaire. Enfin, les plaquettes permettent une meilleure coagulation. » La mise au point de substituts dotés des mêmes propriétés est donc un défi extrêmement complexe.

Percées récentes

Jusqu’ici, les équipes américaines, canadiennes ou japonaises qui avaient tenté de mettre au point un sang de substitution travaillaient à partir d’hémoglobine porcine ou bovine. Les réactions observées chez l’humain, notamment une contraction des vaisseaux sanguins, ont conduit à leur abandon mais les choses pourraient changer grâce à l’entreprise française Hemarina. Basée en Bretagne, cette PME s’est intéressée à un animal très différent : l’arénicole, un ver marin des côtes de l’Atlantique. L’entreprise a mis au point un sang artificiel qui copie l’hémoglobine de cet animal capable de transporter l’oxygène dans des conditions comparables à celles des globules rouges humains sans effets indésirables. Tout d’abord conçu pour conserver les greffons avant une transplantation rénale ou hépatique, le produit pourrait permettre de traiter des plaies chroniques chez les diabétiques en particulier, ou soulager des patients atteints de drépanocytose, cette anomalie au niveau des globules rouges. « Hemarina a réalisé de belles choses en termes d’oxygénation des organes, mais c’est plutôt un complément thérapeutique qu’un véritable substitut au don de sang humain », tempère Michel Prudent.

Une avancée japonaise

Au Japon, une étape décisive a été franchie. Des scientifiques du Collège médical de Tokorozawa ont mis au point un sang artificiel et universel. Leurs recherches, publiées en 2019 dans la revue médicale Transfusion, ont permis de développer une solution pour stocker des plaquettes et des globules rouges dans des « sacs » microscopiques : les liposomes. Produit sans anticorps ni antigènes, le sang peut être conservé plus d’un an et a déjà été testé sur une dizaine de lapins sans qu’aucun effet secondaire ne soit détecté. « C’est encore un produit de laboratoire, mais le développement d’une substance capable de remplacer un don humain est proche, constate Michel Prudent. Mais il reste un nombre d’étapes considérables à franchir. Tests in vivo, études cliniques, homologations et autorisations de mise sur le marché, puis production à l’échelle industrielle. » D’après lui, il faudra encore attendre une dizaine d’années avant de pouvoir effectivement utiliser ce type de produit.

Une échéance qui paraît même trop optimiste pour le professeur Bernhard Wegmüller. « L’histoire a montré qu’un produit prometteur en laboratoire ne passe pas toujours le cap des essais cliniques. Il est possible que nous disposions de davantage d’options thérapeutiques à moyen terme pour des usages ciblés mais nous aurons toujours besoin de donneurs dans les vingt ans à venir, surtout pour certains types de sangs très spécifiques, comme les sangs rares. » D’autant que la mise au point d’un substitut artificiel pose des questions éthiques et économiques non négligeables. Si le don de sang est aujourd’hui désintéressé et gratuit*, la commercialisation d’un substitut de synthèse relèverait en revanche d’une activité commerciale classique avec tous les enjeux qui l’accompagnent. /

A,B, AB ou O : qui peut donner à qui ?

Les quatre grands groupes sanguins A,B,AB et O (système ABO) garantissent à eux seuls 90% de compatibilité lors des transfusions. Ils sont définis par la présence, l’absence ou la combinaison des antigènes héréditaires A et B sur les globules rouges.

Une personne possédant les antigènes A appartient ainsi au groupe A. Dès la naissance, elle produira des anticorps capables d’attaquer l’antigène B tandis qu’une personne du groupe B fera des anti-A. Celle du groupe O qui ne possède donc ni antigène A, ni antigène B, développera à la fois des anti-A et des anti-B. Tandis que chez les personnes appartenant au groupe AB, on ne trouve aucun antigène. Cette distinction est capitale, car si on administre à une patiente le sang d’un groupe incompatible avec le sien, les anticorps s’agglutinent ou détruisent les globules rouges injectés, ce qui a des conséquences graves, voire fatales, pour la personne receveuse.

La présence ou l’absence d’un autre antigène affine encore ce système ABO. L’antigène D détermine le rhésus positif ou négatif de la personne. Les individus qui possèdent un facteur rhésus positif sont munis de l’antigène D, contrairement aux personnes dotées d’un facteur rhésus négatif. Il est recommandé, lors d’une transfusion, de ne pas donner de sang de donneur rhésus positif à une personne de rhésus négatif pour éviter le développement d’anticorps anti-D.

Les individus appartenant au groupe O et possédant un facteur rhésus négatif sont donc considérés comme donneurs universels, puisque leur sang peut être accepté par tous les types de sang du système ABO.

Par contre lorsqu’ils doivent être transfusés, ils sont les plus mal lotis, car ils peuvent recevoir uniquement du O-. À l’inverse, les personnes du groupe AB+ peuvent recevoir du sang de tous les autres types, mais peuvent

en donner uniquement à celles de leur groupe. Les personnes AB+ sont donc considérées comme receveuses universelles.



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Ces vers marins, appelés arénicoles, sont capables de transporter de l'oxygène par leur hémoglobine. Cette découverte pourrait permettre l’amélioration de la conservation des organes humains dans l’intervalle, parfois long, entre le prélèvement sur le donneur ou la donneuse et

la transplantation.

Les chiffres

Répartition des différents groupes sanguins en Suisse

(en pourcentage de population) :

→ A :45 %

→ O :41 %

→ B :9 %

→ AB :5 %

Répartition des rhésus :

85% de la population suisse possède un rhésus positif

15% un rhésus négatif

Source : Transfusion CRS Suisse